Elle est ambivalente cette formule. Tout de suite on a envie de demander « pas assez quoi? » mais la peur c’est celle de ne pas être. Assez ; pas celle de « ne pas. Être assez. »
Parce que je suis déconnecté de moi souvent et des autres toujours. Parce qu’il m’arrive de payer mon loyer en retard, de boire trop, de ne pas déclarer mes impôts à l’heure, de ne pas rappeler ma banquière, de flirter quand je devrais travailler, de travailler quand je devrais jouer avec mon fils, de ne pas aller voir mes parents qui sont mes voisins depuis un mois, de ne pas appeler mes grands-parents qui ne rajeunissent pas. Parce que je ne suis pas millionnaire, parce que je n’ai pas envie d’être propriétaire, ni d’être « en couple », ni de participer aux soirées, aux voyages organisés par les potes. Parce que j’ai beau avoir fait quatre ans de thérapie, il y a toujours des sous-couches qui émergent, je suis comme une plaine africaine, plus tu creuses plus tu te rapproches de origine du monde.
Peur de ne pas être assez, donc.
Parce que je suis avec simplicité, moi, et que si l’on est ce que l’on fait, alors je suis ce que j’ai envie de faire, donc d’être. (Vous suivez? Je fais à peu près ce que je veux de mes journées donc je peux choisir ce que je suis).
J’ai créé un semblant de vie professionnelle dont le but très explicite est de ne faire que ce qui me botte. Et je vis bien. Je loue un appart cosy avec un extérieur dans un coin tranquille de la ville, je mange bio, j’envoie mon fils dans le privé, je paye des impôts, ce qui est une fierté et je verse mes cotisations sociales, ce qui est une plaie.
Si je regarde objectivement, j’ai plutôt réussi. Je ne roule pas sur l’or, je n’ai pas d’investissements (j’y reviendrai), je galère de temps en temps mais à la fin de l’année je finis à l’équilibre. Et tout ça sans compromis. J’ai choisi ma vie et je vis la vie que j’ai choisie.
Mais j’ai l’impression de ne pas être assez. Parce que je ne tiens pas de budget et que je ne pars pas au bureau tous les matins, parce que je suis à 16h devant l’école mais que ma tête est encore pleine de mes pensées de la journée, parce qu’il m’arrive d’élever la voix, parce que j’ai encore honte d’être en vie, parce que je n’ai pas encore publié de best seller, parce que je ne prends pas le temps d’apprendre à dessiner, parce que je fais des mini burnout tous les 5 mois, parce que je ne cuisine pas assez, parce que je fais mes courses au supermarché du coin plutôt que chez les producteurs, parce que j’ai acheté des tomates d’Espagne en février, parce que je n’ai plus vraiment envie de voyager.
Je me sens lâche et faible parfois et je me sens triste et en colère et obsédé et pas assez sexuel, et parce que je bricole ma vie plutôt que de la construire mais quand je la construis je me sens comme en prison.
Alors j’ai peur de ne pas être assez. Et je crois que c’est bien.
Je crois que ça me pousse à regarder ce que je fais avec plus de rigueur et que ça me force à apprendre à être bienveillant. Ça m’encourage à me demander, dans tout ce que je regrette de ne pas savoir faire ou de ne pas faire assez bien, ce qui m’importe vraiment et ce qui m’indiffère, ce pour quoi j’ai envie de me battre et ce pour quoi je peux laisser faire.
On n’a pas besoin de vivre selon ces standards de perfection. C’est facile à dire et moins facile à vivre. Je m’entoure de gens qui ont des valeurs différentes des miennes, pas par masochisme mais pour m’aider à prendre position dans ma vie.
Je fréquente des gens qui aiment l’argent et des gens qui le craignent. Cela me permet de réaliser que je le vois pour l’outil qu’il est, ni plus ni moins. Pratique mais pas une raison de vivre. Petite parenthèse, ma fantastique coach Sarah Carruthers m’a proposé un jour cet exercice qui consiste à remplacer le mot « argent » par le mot « clef anglaise », et de me demander si mon discours continuait à avoir du sens. Si l’argent est un outil, il obéit aux mêmes règles que n’importe quel autre outil.
Je fréquente des gens mariés ou dans des relations classiques d’exclusivité et je fréquente de vrais polyamoureux presque dogmatiques. Cela me permet de me positionner.
Idem pour le travail, la vie de famille, l’éducation, la nourriture, l’administration.
La richesse de la vie vient de l’infinie variété de nuances qu’elle propose. Vous pouvez être ce que vous voulez être, dit Paul Arden. Et c’est vrai.
On n’a pas à vivre selon les standards des autres pour se sentir suffisant, mais être soi, cela nous met aussi dans la responsabilité de tout ce que nous ne sommes pas. J’allais écrire « ce que nous décidons de ne pas être », mais toute la nuance est là, justement: le décidons-nous ou le subissons-nous ?
Pour bien le décider il faut conscientiser ce que nous décidons de ne pas être, donc, aussi, de ne pas avoir. Il faut conscientiser les critiques que nous choisissons de recevoir et la tribu que nous décidons de rejoindre.
C’est un effort de tous les jours — surtout les jours difficiles — que de se rappeler que les difficultés que nous rencontrons quand nous choisissons de vivre notre vie pleine et entière, ces difficultés aussi font partie de notre choix.
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