Au cours d’une intéressante discussion avec mon père est arrivée cette question de la légitimité de l’artiste. Quand je lui ai dit que je continuais à beaucoup lire et apprendre sur l’écriture, il a dit: « mais alors c’est que tu n’es pas bon ». Choc paradigmatique.
« Reconnaître que je suis perfectible ne veut pas dire que je ne suis pas bon », lui ai-je dit.
Depuis un an, je travaille à un livre dont le titre de travail est Humain en construction, et qui postule que tant que nous vivons nous sommes en train d’apprendre. Apprendre à communiquer, à aimer, à pratiquer nos métiers… Mon postulat c’est que cesser d’apprendre, c’est cesser de vivre.
Le simple fait de pouvoir toujours apprendre n’empêche pas qu’en cours de route, par accident ou insistance, l’on se découvre quelques domaines d’expertise. Après tout, à force de répéter les mêmes gestes, certains automatismes apparaissent.
Je réalise, en ayant des conversations sur l’art et sur la démarche créative, qu’il y a un bon paquet de paradigmes à partir desquels je n’opère plus. Je ne divise plus l’art en bon/mauvais. Il y a des oeuvres qui me touchent et des oeuvres qui ne me touchent pas. Vouloir qu’existe un canon esthétique à partir duquel évaluer la qualité des oeuvres (ou des gens) m’apparaît comme le vestige d’un idéal dans lequel le monde et l’expérience humaine peuvent être enfermés dans des cadres simplistes (masculin/féminin, enfant/adulte, ami/ennemi, bien/mal, beau/laid…).
Ce serait pratique s’il suffisait de passer les choses, les gens, les événements, sous cette lentille magique. On pourrait alors les ranger dans l’une ou l’autre des deux piles au lieu de travailler à accueillir leur complexité, leur unicité, et de fournir les efforts pour s’adapter à chaque individu, chaque situation singulière, chaque oeuvre avec sa définition propre.
« Créer est inutile si l’oeuvre ne rencontre pas le succès »
Le succès est ici défini comme la reconnaissance par la masse ou par l’un des intermédiaires autoproclamés qui séparent artistes et public (éditeurs, producteurs, etc.)
Mon seul critère pour savoir si ce que je fais est utile c’est de savoir si je touche quelqu’un. Si un de mes livres peut changer la vie d’une personne, j’ai eu raison de lui consacrer du temps et d’affronter ma résistance et mon critique interne pour qu’il existe. S’il touche mille, dix mille, cent mille personnes, c’est un simple effet collatéral de ma décision.
Avec Renard nous discutons de ces artistes qui se sentent écrasés par la célébrité et préfèrent quitter la lumière des projecteurs pour préserver leur authenticité. « Il faut avoir un certain niveau pour que cette démarche soit vraiment impressionnante », précise-t-elle. Je crois que ça vaut le coup de se battre pour être authentique (donc vulnérable ? est-ce dissociable ?) et que la notoriété n’est qu’un accident que l’on décide de suivre ou non.
A chacun son itinéraire, à chacun son rythme
Un des autres paradigmes dont je me débarrasse de plus en plus c’est cette idée qu’il puisse être trop tard, que des opportunités puissent être manquées. Chaque pas est un choix déterminé par les besoins de la psyché à un moment précis. Peut-être qu’avant de pouvoir devenir romancier, photographe, comédien, il faut, comme Steven Pressfield ou Georges R.R. Martin, ou Ogilvy, en passer par une ou plusieurs décennies à faire d’autres choses.
Il se construit, dans ces autres expériences, une force de caractère, une sensibilité, une écoute de soi et du monde, qui nourrissent le projet initial et qui alimentent le désir d’en découdre avec ses résistances internes.
Le chant de vos sirènes
Quelles sont les sirènes qui bercent les premières années de votre vie ? L’argent, le confort, la sécurité matérielle, l’autonomie émotionnelle, la liberté, … sont autant de mirages, des écrans de fumée dressés entre vous et votre ambition profonde, des distractions dont le seul but est de vous tester.
Aucune de ces sirènes ne correspond à une réalité. Il n’y a là que constructions mentales, qu’abstractions intellectuelles. Il suffit de se souvenir que la vie est changement, que rien n’est jamais assuré et que votre prochaine épreuve vous attend au coin de la rue.
Alors pourquoi attendre ? Il y a des raisons par poignées: l’éducation, les paradigmes culturels, le système qui est fait pour décourager les vocations singulières depuis les plus petites classes à l’école (qui a été inventée pour créer des ouvriers dociles), les doutes propres à l’existence elle-même, et plus encore.
L’itinéraire qui est le vôtre vous est nécessaire
Les chemins de traverse, les pas en arrière, les opportunités que vous n’avez pas choisies, vos hésitations, sont là pour révéler ces raisons, dévoiler leur caractère factice et les dissiper.
Le piège se referme quand vous utilisez la longueur du chemin lui-même pour attiser le feu de vos doutes: « J’ai raté tellement de chances de réaliser ma vocation, c’est bien le signe que je n’y arriverai jamais ».
C’est là que la plupart des gens arrêtent. Parce qu’ils décident qu’ils ont raté « leur » chance. Comme s’il n’y en avait qu’une.
Mais il y a autant de chances que vous choisissez de vous en donner. En amour, en art, en affaires, en matière de finances, dans le choix de votre profession, autant de chances que vous décidez d’en créer. Ce n’est pas tant que « tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir » que tant que vous êtes vivant, l’énergie créative vibre en vous pour que vous l’utilisiez.
Vous n’avez jamais trébuché lorsque vous appreniez à marcher
Je n’ai jamais compris cette histoire de première impression. Mon expérience à moi c’est que la première impression n’est presque jamais la meilleure et rarement celle qui compte vraiment. La mémoire est une bestiole amusante, elle réécrit les expériences comme ça l’arrange. Persévérez, réussissez, et personne ne se souviendra de vos premiers pas trébuchants.
Tenez un journal. Pour avoir des traces de vos états et de vos idées et de ce que vous ressentez. Vous en aurez besoin dans le futur, quand vous voudrez vous souvenir du chemin, comme Conan, vous pourrez dire:
« Quand j’ai renversé la vieille dynastie […] tout était simple, bien que sur le coup cela m’ait paru terriblement difficile. Quand je songe aujourd’hui au parcours sauvage qui a été le mien, toutes ces épreuves, ces intrigues, tous ces massacres et toutes ces aventures me paraissent n’avoir été qu’un rêve. »
Commencez, allez au bout, un projet à la fois, un pas à la fois, et souvenez-vous que tant que vous avez du souffle, le combat continue, la résistance voudra vous couper les jambes et vous lui rirez à la face, parce que ce qui compte c’est votre oeuvre. Et au bout du compte, cette discipline qui vous semble si dure aujourd’hui, cette route qui vous paraît si incertaine, tout cela vous paraîtra simple une fois de l’autre côté du rideau de fumée.
L’alternative ? A trop croire au chant des sirènes, vous risquez de vous lamenter un jour comme le Cimmérien:
« Je n’ai pas rêvé assez loin, Prospero. Lorsque j’ai vu le roi Numedides mort à mes pieds et que j’ai arraché la couronne de sa tête ensanglantée pour la poser sur la mienne, j’ai atteint la limite ultime de mes rêves. Je m’étais préparé à prendre la couronne, pas à la conserver. Au bon vieux temps de ma liberté, tout ce que je voulais c’était une épée acérée et la voie libre pour aller frapper mes ennemis. Aujourd’hui, toutes les voies sont détournées et mon épée ne fait que rouiller. »
(source: Conan le Cimmérien, par Robert E. Howard, trad. Patrice Louinet)