C’est dans les marges que les idées nouvelles se construisent. Celles qui sont sur la page tendent à figer ou répéter. Figer la pensée. Répéter la culture. Imiter sans ouvrir. Tourner en rond plutôt que de jouer avec les bords pour déformer le cercle et créer des polyhèdres aléatoires, irréguliers (ou réguliers par accident). Le blog comme espace contre-culturel. Visible par ceux qui le cherchent, libre des caprices de l’algorithme, exempt de messages publicitaires, invitant à un temps lent, à une lecture attentive plutôt qu’au scroll.
Pas de mur, pas de feed. Juste une série de liens vers d’autres fragments de pensée.
Petit à petit, une image se forme. Globale. Englobante. Une image qui peut se distordre — la pensée, avec le temps, bifurque, explore de nouveaux territoires. Se figer, c’est être mort. J’apprends le dessin pour découvrir comment poser un nouveau regard sur le monde, pour acquérir une nouvelle forme d’expression, comme on apprend un nouveau langage. Parler avec les images aussi bien qu’avec les mots. Parler avec des mots dans les images, des images dans les mots, des mots superposés aux images, des mots mêlés au dessin. BD. Illustration légendée. Illustration sans légende. Traces textuelles dans l’image.
Tout cela viendra plus tard. Pour l’instant, j’apprends. Je copie, j’imite. Cela me demande de nouveaux efforts d’attention. Construire un nouveau regard. Déconstruire des raccourcis visuels acquis sans le savoir. Apprendre un grammaire graphique. De nouvelles règles.
Parfois les images les plus évocatrices sont les moins académiques. Il faut juste se rappeler que l’on peut s’extraire des codes trop lisses.
Tout cela me rappelle que si l’on ne change pas, on change. C’est le paradoxe, non ? Je peux être le même et faire des choses radicalement différentes aujourd’hui de ce que je faisais il y a trois ans.
J’ai pu perdre le goût de certaines activités. J’ai pu perdre ma curiosité pour certaines personnes. Les projets sur lesquels j’ai pourtant tant travaillé ont pu perdre leur intérêt à mes yeux.
L’important c’est de ne pas se limiter à ce que l’on connaît de soi. Je ne sais rien de ce que j’aime ou n’aime pas. Je sais ce qui me plaît et m’attire maintenant, tout de suite. Rien de ce qui me plaira dans un instant.
Et cette question, cette question de savoir si j’aime ou pas, de savoir si ça m’intéresse ou non, elle est secondaire. Parfois seul compte l’engagement que l’on a pris d’explorer une voie et de la suivre et de découvrir où elle nous mène.
Parfois, nulle part.
Alors, il faut savoir changer. Ou regarder autour de soi et réaliser que nulle part, c’est déjà quelque part.
La richesse infinie que cela ouvre ! La question du bonheur, de la satisfaction, du plaisir, des états dans lesquels nous plongent les situations, tout cela passe à l’arrière plan. Seul compte le nuancier que l’on arrive à mettre à jour. Jusqu’où puis-je nuancer les teintes de mon existence, de mes émotions ? Quelles saveurs n’ai-je pas encore goûtées ? Quels parfums n’ai-je pas encore composés ?
Le jour-le-jour nous dit assez peu de choses de la vie qu’on est en train de construire.
C’est après coup que l’image se forme.
Voir le quotidien comme une pièce de puzzle. Une tâche de couleur, une forme. Elle peut aller presque partout. Elle ne nous raconte rien sans contexte. Mais emboîtée aux autres pièces, elle devient indissociable de l’ensemble et l’ensemble ne peut exister sans elle. Dans le travail de mosaïque qu’est le puzzle se cache une métaphore du dialogue entre le quotidien et la vie dans sa globalité.
Comme dans cette séquence magnifique de The Magicians (S3E5).