27.5.23

Ce matin. Réveillé à 9h30. Full là.

Pas assez dormi. Plus de café. Plus de beurre, plus de confiture, plus d’argent. Je mange une pomme. Il me reste des bananes. Deux sachets de thé. Lundi, c’est férié. Une poignée de pâtes et un paquet de lentilles. Et l’argent du livre qui n’arrive pas.

Je me réveille au son des « je devrais… »

Je devrais écrire tous les jours

Je devrais publier des articles hebdomadaires sur l’écriture

Je devrais être régulier dans l’envoi de mes contenus

Je devrais construire une plateforme

Je devrais me plier aux règles du système.

Je me dis : « je ferais bien du jeu vidéo, il y a de l’argent. » Puis, « c’est un autre système d’exploitation auquel je n’ai pas envie de participer ».

Le problème est là. Où que je regarde, je suis cerné. Partout c’est exploitation ou auto-exploitation. S’astreindre à des objectifs quantifiables (SMART), c’est s’autosurveiller, s’autoexploiter. On s’humilie soi-même à grands renforts de sentiment d’échec, de sentiment d’imposture. On adhère à une histoire qui perpétue les valeurs du système qui nous détruit, réduisant l’humain à sa capacité de production.

Comment y échapper ? Ne pas produire, c’est disparaître sous la vague des notifications, des breaking news, des articles de blog, des épisodes de podcaste. Barrage constant de contenu qui balaie le contenu précédent.

Le sens n’a pas le temps de se construire.

Le cerveau ne s’accroche qu’à des courants d’air, à des gouttes égarées tombées ou expulsées d’un nuage où l’on ne voulait plus d’elles.

« Il pleut là ? » « Je ne sens rien, moi » *hausse les épaules*

Seuls s’imposent quelques œuvres capables de capter notre attention et de toucher notre humanité. Un film de Jim Jarmusch, un roman de Coupland, une chanson de Jean Leloup, un poème d’Émile Nelligan.

On y est, dans Idiocracy.

Assiégés par les écrans.

Consommant nos vies sans les vivre.

La tyrannie des chiffres et du quantifiable comme un moyen de chasser l’angoisse de la mort, de l’incertitude, du chaos, pour fuir l’ennui de notre propre inertie, pour jeter le voile du déni sur notre complaisance avec des vies qui ne sont que l’ombre d’elles-mêmes.

Vivre, ça n’est pas produire.

Vivre, c’est vibrer, aimer, espérer, souffrir.

*

Pourquoi l’Homme s’est mis en tête de contrôler une mécanique aussi parfaite que celle-ci, je ne comprends pas. Enfin, je comprends le vertige de ne rien contrôler, l’outrage face à la mort, je comprends le sentiment rassurant de se dire « je peux prédire l’avenir » parce que l’on a à ce point bétonné, canalisé, verrouillé, planifié, mesuré, que l’on pense pouvoir laisser l’imprévu dehors, at bay.

Mais le chaos s’infiltre par la plus infime des brèches. Il est présent en chacun de nous. Il est ce qui permet au monde d’exister. Sans chaos, il n’y a pas de vie.

On peut prédire que le chêne donnera des glands. Que de ces glands naîtront d’autres chênes. On ne peut pas savoir lequel des glands germera, lequel des germes survivra à la sécheresse, aux inondations, à la biche en quête de tendre nourriture, aux parasites, aux maladies…

On peut le rationaliser en disant : « c’est un système de sélection naturelle. Seuls les plus forts survivent et assurent ainsi la préservation de l’espèce ».

Ça n’enlève rien à la brutalité de la réalité.

Le chaos est la règle.

Notre guerre pour le contrôle (l’hypercontrôle) est perdue d’avance. Pourquoi ne pas nous en épargner le coût et nous autoriser à vivre ?

Le coût, c’est notre plaisir, notre décontraction, notre plénitude, notre insouciance, notre émerveillement, notre paresse, nos sentiments, nos folles passions amoureuses, nos coups de tête joyeux.

Le système nous punit pour notre légèreté. Les moralistes nous préviennent à longueur de fable : « Vous chantiez ? Et bien dansez maintenant ».

Le système récompense les bons petits soldats, les bons élèves, ceux qui rentrent dans le rang et se plient à ses attentes.

Il cherche sa propre perpétuation.

C’est pourquoi il est si dur de s’arracher à lui, d’échapper à l’exploitation. C’est pourquoi, dans un twist formidable, le système a réussi à faire de nous nos propres exploiteurs. L’industrie du « développement personnel » en est le fer de lance. On y apprend à se surveiller, à se quantifier, à se prévoir, on y crée le cadre de notre propre sujétion aux impératifs de la vie quantifiée, quantifiable, planifiable.

On valorise la constance au détriment de la surprise.

On valorise la régularité au détriment de l’impulsion.

On dit don’t snooze quand il est si doux, ce moment d’entre-deux du réveil. Ni tout à fait là ni tout à fait parti. Le corps alangui, détendu, à la parfaite température. L’esprit savourant encore ses rêves, commençant à étirer ses tentacules vers la journée qui s’offre.

*

Je suis coupable.

Coupable d’avoir bu les paroles des prophètes qui promettent une vie sur mesure (mais se gardent bien de dire qui prend les mesures).

Coupable d’avoir été séduit par les promesses d’une vie sans mauvaise surprise. D’un contrôle total sur le tourbillon de mes émotions.

Coupable d’avoir réduit mon existence à une série de chiffres.

D’avoir mesuré ma valeur à l’aune de leurs critères.

D’avoir évalué ma réussite et mon succès selon les définitions que d’autres ont établies.

Platon nous avait pourtant prévenus.

Dans la grotte, ils se donnent des prix et des accolades pour leur aptitude à nommer rapidement les ombres.

*

Je veux être un amant du chaos.

Un trickster.

Un clown.

Un bouffon.

Ni totalement dans le système ni tout à fait en-dehors.

C’est un travail d’équilibriste.

Une discipline mentale exigeante. Savoir garder son intégrité, cultiver la surprise et le chaos. Se rappeler que l’inconfort et la faim font aussi parfois partie du deal. Que l’incertitude est la règle.

*
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