Bordeaux, 20 août 2018
Le mois d’août est l’opportunité d’une expérimentation psychologique et émotionnelle. Pendant trois semaines, je suis seul, sans obligations. Pas d’heures d’entrée et de sortie d’école. Pas d’atelier. Pas de session de coaching. Juste moi et une longue plage de cinq cent quatre heures à remplir comme je l’entends.
Cela signifie aussi que ma routine, dictée essentiellement par l’extérieur, vole en éclat.
Tout au long de l’année, j’articule mon temps autour de mes obligations et de mes engagements. Quand il n’y en a plus, je panique. Oh bien sûr, j’arrive à écrire deux ou trois heures par jour. Je réponds à des emails une heure. Et après ? Après je tourne en rond. Je fais la sieste. Je regarde des vidéos idiotes. Je ne lis même pas. Je ne sors pas.
Et si je me force à ne pas occuper mes temps de repos en sautant sur la première distraction venue, je réalise que je n’ai envie de rien.
On la connaît, cette discussion : le désir précède-t-il l’action ou l’action fait-elle naître le désir ? La plupart du temps, je penche plutôt pour la première hypothèse. Un appétit naît en nous, qui nous pousse à faire des choses, à développer des stratégies, à prendre le temps de faire des choses. Mais pendant l’été, je n’en suis pas si sûr. Si j’arrête de faire, si j’arrête de rencontrer des auteurs pour parler de leurs projets, si j’arrête de concentrer mon énergie sur la plage de temps que l’école me laisse, entre 9h et 16h, et quelques heures après 21h30 quand l’Enfant est au lit, alors mes désirs disparaissent.
Une fois que j’ai consacré mon attention et mon énergie à mon roman, une fois que j’ai tenu à jour ma communication, il me reste de longues périodes vides pendant lesquelles je n’ai envie de rien.
C’est comme un grand panneau lumineux qui afficherait une invitation à la déprime.
J’ai parlé ailleurs des bienfaits de la mélancolie, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. La mélancolie, d’après ce que j’en perçois, est la conséquence d’une vie trop remplie, agitée d’un trop-plein d’émotions, de stimuli et d’actions, que la psyché peine à intégrer. La mélancolie est un état de disponibilité psychique qui favorise cette intégration.
Ce que je vis pendant ces périodes du mois d’août est l’opposé de la mélancolie. C’est une sensation de vide.
De ce vide viennent des sentiments d’inutilité, de vanité, de ne pas avoir de direction. Je retombe dans le nihilisme pas parce que je suis vide mais parce que mes actions ne sont pas assez nombreuses et impactantes. Quelque chose comme ça.
Le reste de l’année, je peux me sentir frustré, fatigué, agacé, parce que les choses ne vont pas assez vite, parce que je ne préserve pas assez de temps pour mes projets de cœur, parce que je cours après le temps et après ci, et après ça. Mais il n’y a que pendant ces périodes de calme que je glisse vers cette sensation particulière de ne pas être. Je regarde le chat de mes voisins qui passe de longues heures allongé sur la margelle de la fenêtre, ou debout à observer le monde autour de lui et je me demande comment il se sent.
Parce que je ne fais rien je ne suis rien
J’en arrive à une conclusion (très hypothétique à ce stade) : puisque, lorsque je ne fais rien je n’ai envie de rien, je n’ai plus le sentiment de ma propre identité, alors il faut que j’agisse. Quand je fais, je prends position dans ma vie et je reçois un feedback important. J’aime ou je n’aime pas. Je me sens à ma place ou je me sens en décalage. Je veux recommencer ou je ne veux plus jamais faire cette chose-là.
Ces feedbacks sont importants parce qu’ils sculptent mon identité, ils contribuent à ce que je puisse décider qui je veux être en m’aidant à déterminer ce que je veux faire.
J’ai un problème avec les objectifs. J’ai lu des tonnes de livres de développement personnel et professionnel, des livres sur la réussite, des livres sur le fait de réaliser ses rêves, trouver son but, etc. Tous ces livres insistent sur le fait de ses fixer des objectifs, de se projeter dans un avenir où notre vie sera différente, pour savoir comment nous voulons qu’elle soit différente et comment nous pouvons la rendre différente.
Chaque fois que je me fixe un objectif en suivant ces méthodes j’ai le sentiment d’une décision arbitraire. De choisir pour mon avenir quelque chose qui fait fantasmer mon moi de l’instant mais qui n’aura aucun sens pour mon moi à venir. Alors j’échoue à me tenir à ces directions. J’ai des pages et des pages de carnets remplis d’objectifs SMART, d’échéances, de visions.
La vérité c’est que je m’en fous. Je n’idéalise pas une vie future, je veux être bien dans ma vie présente. Et pour y être bien, j’ai besoin de comprendre ce qui me fait du bien. Le problème avec cette approche, c’est qu’il n’y a pas une chose qui me fait du bien, il y a une myriade de choses contradictoires. Voir des gens me fait du bien, participer à des cocktails me fait du bien, être seul me fait du bien, voyager me fait du bien, rester dans le confort de mon chez moi me fait du bien. Parfois je me dis que si je voyageais en emportant mon chez moi partout, je serais parfaitement bien mais je l’ai déjà fait. Ça ne dure pas. J’ai besoin de mouvement et de changement autant que j’ai besoin de stabilité et d’immobilisme.
Pour définir une vision d’avenir qui fonctionne je devrais trouver comment combiner ces paradoxes. Je devrais écrire quelque chose comme « Je voyage quand j’en ai besoin et je reste à la maison quand j’en ai besoin ; j’écris les jours où j’ai un livre à finir et j’erre les jours où je cherche le sujet de mon prochain livre ; je gagne assez d’argent pour alimenter mon style de vie et j’adapte mon style de vie à l’argent que je gagne ».
N’importe quel bon coach s’énerverait, il me demanderait d’être plus précis. Un excellent coach m’aiderait à accepter cette vie plastique, à la construire, plutôt que de la voir comme de l’indécision. Parce que ce que je prends moi-même parfois pour de l’indécision n’en est pas.
Ce n’est pas que je ne sache pas ce que je veux. Je sais ce que je veux. Ce que je veux ce n’est pas un avenir différent, je veux passer chaque jour à faire ce que j’aime. Écrire, passer du temps avec mon fils, voir des amis, aider mes clients à se sentir mieux dans leur propre vie. De temps en temps je veux voyager, pour remplir mon imaginaire d’expériences nouvelles.
Cela n’entre pas dans la définition d’un objectif SMART. Et cela n’est pas le chemin le plus court ni le plus simple vers le succès tel qu’il est défini socialement. Et alors ?
Savoir cela ne règle pas mon problème parce que, je peux dire ce que je veux des objectifs, ils ont cet avantage qu’ils dirigent l’action. Quand je décide de publier un livre, mon énergie change, mon attention se concentre dans une direction, j’emploie mon temps avec davantage d’efficience.
L’objectif cadre la prise de décision
En début d’été j’ai défini deux objectifs: 1) Finir mon roman les Larmes Félines ; 2) Finir Watch_Dogs 2.
J’assume mal le deuxième objectif. Finir un jeu vidéo ? Quel type d’objectif est-ce là ? La vérité c’est que je prends un plaisir fou quand je suis dans cet univers. Je m’amuse, je me sens dépaysé, c’est chaotique, je me sens stimulé. Est-ce une expérience culturelle signifiante ? Est-ce une activité qui me rend meilleur à la vie ? Peut-être que je peux aussi juste m’autoriser à m’amuser.
Le premier objectif me pose problème parce que, là où j’en suis du livre, je suis à la fois en train de l’écrire et de le réécrire. Puisque c’est un livre à épisodes, je travaille par unités narratives (les épisodes). J’en écris un, je le finis, je le publie. Sauf que l’histoire avançant, l’intrigue se complexifie (elles ont tendance à faire ça) et je ressens un besoin plus fort de savoir ce qui vient (dans le détail, parce que j’ai déjà les grandes étapes) après pour finir l’épisode en cours.
Or ce sont deux états d’esprit très différents: écrire et finir.
Et je me retrouve à ne pas prendre la décision de finir les épisodes déjà écrits sous prétexte que je veux finir d’écrire les épisodes qui ne sont pas encore écrits. Résultats, j’ajoute du contenu qui n’était pas prévu, parce que mon cerveau est tiraillé entre finir et continuer, entre verrouiller les scènes que j’ai écrites dans l’épisode, et aller chercher de nouvelles scènes pour l’histoire. Et il met ces nouvelles scènes au milieu d’un épisode déjà écrit!
C’est le grand n’importe quoi.
J’imagine que pour finir le roman je dois poursuivre l’écriture et m’occuper du découpage en épisodes plus tard. J’ai déjà rencontré cette situation quand je travaillais sur L’artiste est un athlète comme les autres. Ce moment où j’ai réalisé que j’étais en train d’écrire mon prochain livre plutôt que de finir le livre que j’avais déjà écrit.
Cela ne change rien au fait que j’ai sur les mains de longues plages de temps pendant lesquelles mon énergie créative est brûlée et où je ne fais rien, et que ça me déprime.
Conclusion
S’il est vrai que l’action donne naissance à l’envie et que l’action me permet d’être dans ma vie, je dois être clair sur les actions qui me font le plus de bien. Et pour ça, je ne peux me baser que sur ce que je sais déjà, pas sur ce que j’imagine. Pour construire mon avenir, je dois me baser sur les expériences de mon passé et organiser mon présent de sorte à ce qu’il m’éclaire sur les actions dont je veux davantage et celles dont je ne veux plus.
Et ensuite, juste faire ces trucs.