PEUR DES GENS

L’un des plus grands freins que je mette à ma carrière d’auteur c’est ma peur des gens. Peur de quoi ? Excellente question ! De leur imprévisibilité, de leurs demandes, de leur haine, de leurs émotions, de leur degré d’exigence (en particulier les érudits, qui ont une connaissance obsessionnelle de choses que je ne fais qu’effleurer – et que j’ai honte de parler de ces choses à côté d’eux, ce qui est compliqué quand on est auteur). J’ai peur des gens qui se souviennent mieux que moi de ce que j’ai dit ou fait et qui veulent que ma cohérence épouse la forme d’une immuabilité quand ma réalité n’est que mouvement. D’une minute à l’autre je change d’avis, d’envie, mes conclusions sur le monde et ma vie se transforment. Si j’écris, si je parle c’est comme on improvise, en suivant la justesse du moment et sa vérité.

J’ai peur des gens parce que je suis nul à la vie codifiée de la société. Je gère mal mes finances, ma vie sociale est un océan chaotique alternant marées en flux de présence et reflux d’absence imprévue, et mes aspirations sont autant d’improvisations suivies au gré de mes humeurs. Je suis tiraillé entre les discours sur la productivité et l’âme d’un moine errant emporté par la contemplation sans but du monde. Si j’ai peur des gens c’est parce que j’ai peur qu’ils ne regardent ma vie et s’éloignent en pinçant le nez de mépris.

Ce n’est pas que je ne suive pas un objectif clair. Je sais où je vais. Je sais ce que je construis. C’est que le chemin est … ben le chemin je l’invente à chaque pas. En ce moment dans ma rue ils refont le goudron. Ben voilà, c’est ça mon chemin : des engins de chantier, des débris, des gravillons à fondre, des stries dans le sol pour que la nouvelle couche accroche bien, des déviations et des travailleurs en gilet de chantier qui se crient des infos d’un bout à l’autre de la rue.

Ouais. Je vis dans la crainte qu’on me demande mes papiers d’existence et qu’on me dise que je n’ai pas le droit d’être là, dans cette vie, parce que je n’obéis pas aux règles du jeu. Et ça c’est un putain de frein. Chaque texte que j’écris, je le juge avec dureté. Ni assez bon pour la littérature ni assez fort pour le divertissement, le cul entre deux chaises, nulle part vraiment à sa place. Une envie d’aventure et d’action mal assumée, une profondeur psychologique jamais vraiment atteinte. L’entre-deux.

Je me fais violence. J’écris, je publie. Je me force. Je bricole. Je fais ce que je peux pour tromper la peur. J’avance. Et ça fait mal, je vais pas mentir, ça serre les tripes et ça me réveille la nuit. Tout ça parce que j’ai peur des gens. Alors que, quand je les rencontre, les individus, les personnes, une à une, sont adorables, douces, bienveillantes. Les exceptions sont rares. Ce ne sont pas les personnes qui me font peur, c’est la masse indistincte, archétypale, la foule des gens.

Ça n’existe pas, bien sûr, c’est comme le grand méchant loup, un monstre inventé pour me garder sur les rails de la bienséance petit-bourgeoise, celle qui ne fait pas de bruit, celle qui s’efface dans le décor et qui traverse la vie sur la pointe des pieds. Celle qui ne jure pas, qui dit « bonjour, s’il vous plaît, merci » et « pardon ». Surtout, pardon d’être là et d’exister, ne faites pas attention à moi, j’espère que ma présence n’est pas inconvenante, pardonnez-moi d’avoir franchi votre espace, pardon que vous m’ayez vu, pardon d’avoir parlé.

Excusez-moi d’écrire.