La tentation de l’équilibre

– Le bilan de l’année est positif, votre profit croît. Pour moi, c’est bien.
Ma comptable me montre des courbes. Charges, recettes, bénéfices, déficits, mois par mois, année par année.
– Ce qui est bien c’est que nous avons trois ans de recul maintenant, donc nous avons une bonne idée de votre situation.
Je souris.
– Parfait, lui dis-je, il me reste à mettre de l’ordre dans l’administratif pour vous permettre de mieux vous y repérer et de ne pas tout vous envoyer à la dernière minute, et ce sera excellent. Cette année devrait être meilleure, j’ajoute, parce que ma vie personnelle s’est stabilisée.
Elle hoche la tête d’un air entendu. Nous sommes des gens sérieux. Nous parlons d’argent, pas de sentiments. Les émotions mettent le bazar dans les affaires, nous avons appris à les mettre sous cloche pour développer nos affaires.
Ma comptable est en pleine expansion.
– Ca fait quatorze ans que je vois des petites entreprises. La vôtre est saine.
J’ai une gestion chaotique. Je n’étais pas très mûr quand j’ai lancé cette affaire. Je n’étais pas quelqu’un d’organisé. Savoir que ma boîte est saine malgré tout, cela me rassure. Quand j’aurai réussi à mettre de l’ordre dans ma gestion, tout roulera. Ce ne sera plus qu’une question de patience avant que je ne récolte vraiment les fruits de mes efforts.
Je quitte son bureau avec le sourire et animé d’une énergie nouvelle. Je m’inquiétais de l’état de mon entreprise parce que ma trésorerie est dans le rouge. La semaine dernière, ma banquière me rassurait. Aujourd’hui, c’est ma comptable.
Elles n’ont pas de raison de me caresser dans le sens du poil. Je les ai choisies pour leur franc-parler et leur esprit de gagnantes, pour leur capacité à me pousser quand j’en ai besoin, parce qu’elles ont sur mes affaires, un regard distant, objectif. Elles regardent les chiffres, pas les émotions.
La peur, l’espoir, l’enthousiasme, m’empêchent de voir clair. Elles sont mes garde-fou.

Je rentre au bureau. J’ai trois heures avant la fin de la journée, cela me laisse le temps d’appeler mes prospects et de gérer quelques dossiers. Je fais attention à finir à l’heure, parce que je ne veux pas mettre en péril ma vie de couple. Dans mon emploi du temps, deux heures sont réservées chaque jour à ma compagne.
C’est le seul moyen de garder une relation solide. Comme le dit mon mentor: « si c’est important, ça doit être planifié ». Ça a été une révélation pour moi, d’entendre cette phrase, de réaliser que je vivais en réaction et non en proaction. Depuis que j’ai pris l’habitude de remplir les cases de mon agenda de tout ce que je fais, ma vie est devenue bien plus équilibrée. Il me suffit d’un coup d’oeil pour repérer mes excès. Je suis tenté, parfois, de travailler trop.
Je me rappelle alors que ma compagne a besoin que je l’écoute. Elle a besoin que je lui consacre du temps, que je la câline, que je lui fasse l’amour quatre fois par semaine. Si je ne le fais pas, elle s’étiole. Si elle s’étiole, ma relation devient un problème, parce qu’elle va se plaindre, exiger que je sois là davantage, elle va penser que je ne fais pas attention à elle.
Ce stress m’éloigne de mon travail.
Je ne veux pas ça. Si je me laisse embarquer là-dedans, je n’atteindrai pas mes objectifs et tout ce que j’ai construit périclitera.
Alors je préfère organiser chaque jour des moments pour elle. C’est un peu contraignant au jour le jour mais j’y gagne beaucoup sur le long terme.

L’équilibre est important. Dès que je le perds, je me perds. Je commence à vivre au jour le jour et à oublier que « chaque jour est une marche vers demain » (un autre des mantra de mon mentor). Le temps que je perds aujourd’hui n’a pas l’air important mais ses conséquences s’amplifient à mesure que j’avance dans l’avenir.
Quand je pense à tout le temps que j’ai gaspillé au début de ma vie d’adulte, le temps que j’ai passé à traîner avec des potes, à jouer aux jeux vidéo ou à essayer de séduire des filles que je n’avais aucune chance d’intéresser au lieu de faire quelque chose de productif, je me sens mal. J’évite de me perdre là-dedans, parce que ça aussi c’est une perte de temps, le passé c’est le passé, mais quand même! Je pourrais être tellement plus avancé dans ma vie si j’avais été plus mûr plus vite.
Enfin, j’aurais aussi bien pu ne jamais me réveiller!

Avant de rencontrer Cali, je ne me doutais pas de ce que je ratais. Je pouvais partir à la plage sur un coup de tête en milieu de semaine sans réaliser que je brisais ma concentration, mon élan productif.
Depuis que j’ai appris à repousser mes gratifications immédiates, ma vie est bien plus structurée, bien plus constante à la fois en termes de sensations que de résultats. J’ai une excellente énergie, une régularité impeccable et mes clients sont ravis du travail que je réalise avec eux.
Cali a commencé comme vendeur d’assurances. Il s’est vite rendu compte que le système ne jouait pas en sa faveur et que ses collègues se contentaient de miettes quand ils auraient pu avoir leur propre gâteau.
Il a déconstruit les habitudes et les comportements des meilleurs vendeurs de l’histoire de sa boîte et il en a tiré une série de règles qu’il s’est appliquées. Ses résultats ont décollé en trois fois rien de temps et il a connu la plus rapide progression de l’histoire de sa boîte.
A vingt-huit ans, il était le plus jeune senior manager de sa firme. Alors il a décidé de monter sa propre boîte et il l’a amenée à plus de 10 Millions de chiffre en moins de cinq ans. En partant de zéro!
Je n’arriverai pas à ses résultats mais, wow, avoir la chance d’apprendre de lui, c’est juste énorme.
Ses règles sont simples: 1) Penser à l’avenir, 2) Avoir une vie saine, 3) Rester concentré sur les résultats concrets plutôt que sur des rêves.
Sa clef, c’est de trouver l’équilibre dans sa vie pour éviter de se disperser. Donc: prendre soin de son corps et de ses émotions. Il m’a appris à manger sain et à compléter mon alimentation avec les bons nutriments, et il m’a appris l’importance de nourrir sa relation de couple pour recevoir le soutien nécessaire dans les moments durs. Ça évite de partir en vrille.
Et c’est tellement vrai!
Depuis que j’ai appliqué ses conseils relationnels à ma vie de couple, Nora s’est épanouie et elle s’est rapprochée de moi de façon super forte. Elle est attentive à moi, elle m’aide à régler mes questions de boulot, elle me pousse quand j’en ai besoin et me recadre si elle sent que je perds mon cap. Ce qui est génial, c’est qu’elle est venue avec moi à un séminaire de Cali, alors elle comprend le système. On peut parler le même langage et je sens qu’elle est là pour m’épauler et qu’elle voit ma réussite comme sa propre réussite. On est une équipe et on va gagner ensemble !

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Je souris. C’est une blague. De mauvais goût mais c’est une blague.
– C’est un exercice d’impro ? Un jeu de rôle pour tester mes capacités d’adaptation ?
Elle ne change pas d’expression, le visage fermé, le regard fixé sur mes pupilles.
– Je te quitte, Sam, c’est pas un jeu. C’est la réalité. Je pars.
Je me sens vaciller.
– Mais pourquoi ? On est une super équipe ! On va gagner ensemble.
Nora secoue la tête.
– Non. Tu vas gagner tout seul. Ou tu vas perdre, je m’en fous. Dans tous les cas, ce sera sans moi parce que je pars.
– Tu vas où ?
– Pas ici.
Je ne sais plus quoi dire. Tout s’embrouille dans ma tête. Une petite voix me dit de respirer. Je n’y arrive pas. L’air est coincé dans mes poumons. Je répète, idiot:
– Mais pourquoi ?
Nora baisse les yeux.
– Je ne t’aime plus.
– Mais je suis avec toi tous les jours. Pendant deux heures. Je fais attention à toi. Est-ce que je ne fais pas assez bien attention à toi ? Dis-moi ce que je peux changer et je le ferai!
Je sais que je peux rattraper ça. Quoiqu’il se passe, ce n’est qu’une crise. Si je l’aborde avec méthode, je m’en sortirai.
– C’est ça le problème, Sam, il n’y a rien de spontané. Tu calcules tout, tu contrôles tout. Tu me mets dans ton planning, tu suis tes protocoles quand on se voit, c’est nul.
– Tu rigoles ? On n’a jamais eu de meilleure communication que depuis qu’on fait comme ça !
Nora plaque son poing sur la table.
– Justement! Et si j’aime ça, moi, qu’on ait une communication de merde ?
Je laisse échapper un ricanement.
– Ne dis pas n’importe quoi. Regarde comme on avance vite, regarde nos résultats!
– Je m’en fous des résultats. Je veux juste vibrer pour quelque chose, je veux de la surprise, de l’inattendu.
– « L’inattendu, c’est l’opium de ceux qui sont trop lâches pour prendre en main leur propre avenir »
– Oh ça va!
– Quoi ? Cali a raison. L’inattendu c’est séduisant mais c’est de l’agitation stérile. On ne construit rien dans l’inattendu
– C’est avec lui que tu devrais te mettre en couple.
– Dis pas n’importe quoi, tu sais bien qu’il est marié.
Je réalise trop tard ce que j’ai dit. Tout d’un coup, je comprends. Je comprends pourquoi Nora me quitte.
Mais je ne peux pas bloquer Cali. Ses idées ont transformé ma vie. J’errais sans but ni destination, je me laissais porter par les événements, réactif à tout, je ne construisais rien. Oui, il prend beaucoup de place mais c’est parce que je ne me sens pas encore assez fort pour tout porter sans lui. Il me rassure.
Je me retiens de dire tout ça à Nora. Je sais bien que ça ne ferait qu’aggraver mon cas, qu’elle ne verrait pas la réalité de ce lien, son importance pour moi, pour nous, pour elle.
Nous restons plongés dans le silence. Mon équilibre se fait la malle dans ce silence. Je réfléchis à ce que je vais mettre en place pour retrouver de la stabilité rapidement. Il faut quelqu’un dans ma vie. D’un autre côté, je n’ai pas le temps de séduire. Il me faut quelqu’un de disponible. Qui, dans mon entourage, serait prête à me soutenir, qui saurait m’écouter, partagerait mon hygiène de vie (nourriture, sport, sexe) et serait assez ouverte pour laisser sa juste place à Cali ?
Peut-être Manon.

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 – Viens vivre avec moi.
Manon me sourit.
– Comme ça, sans préambule ?
Je toussote.
– Euh… ouais… Je prends un nouvel appart et je me disais… tu vois…
– Et Nora ?
Je reste évasif.
– On a décidé de prendre un peu de distance.
Manon mordille sa paille.
– Je sers de bouche-trou alors ?
Je crois que je rougis.
– Mais non! Où tu vas chercher ça ? Je veux pas prendre un truc trop petit, mais si je prends un grand appart tout seul, je vais pas pouvoir me le payer.
– Ah! Tu cherches un colloc! J’ai un pote qui cherche, lui aussi.
Elle prend son portable.
– Attends, je vais te filer son numéro. Il sera trop content.
Je me demande si elle se moque de moi.
– Oui, enfin non, j’espérais que…
A court de mots, je tends le bras et prends sa main en boule dans la mienne. Je fais mon regard le plus pétillant et je la fixe. Son sourire s’adoucit.
– Sam, je t’apprécie vraiment tu sais.
Oh oh…

Manon me laisse devant le café en m’embrassant sur la joue.
L’angoisse commence à monter le long de mon échine. Le temps que j’ai perdu ce matin avec Manon, je ne le retrouverai pas. Ma journée de travail est bien entamée et je n’ai pas résolu mon problème.
Je ne veux pas déranger Cali pour un si petit problème. Je fais défiler dans ma mémoire le souvenir de tous ses modules de formation. Lequel pourrait m’aider à traverser cette épreuve sans me laisser déborder par les émotions ?
Une phrase me revient, quelque chose que Cali a dit dans une discussion informelle : « Quand j’ai un moment de doute, je vais au stand de tir. Ça me ramène à la réalité. En sortant, tout est à nouveau clair ».
Je n’ai jamais cherché de stand de tir ici mais ça doit bien se trouver.

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Wow! Quel pied!
Je comprends mieux les Américains et leur fascination pour les guns. Ce truc est surpuissant! Avant même de tirer, le poids de l’arme qui repose dans mon poing, les vibrations de l’air quand les coups des autres tireurs partent, le parfum de la poudre, me galvanisent. Le mieux c’est de sentir l’arme reculer dans mon poing, mon épaule résister un peu trop, mon poignet se tordre. Ce n’est pas la douleur, c’est la puissance. Il me faut de la concentration pour accompagner le tir, une présence totale à l’instant. Si j’ai la tête ailleurs, si je réfléchis trop, la sanction est immédiate. Et encore! Le type du stand m’a dit qu’il me prêtait une arme facile, avec peu de recul.
Quand je ressors, je me sens capable de conquérir le monde. Tout est clair, comme l’a dit Cali. Mon esprit est tendu, concentré, je peux plonger dans le travail. Je n’en décolle pas pendant cinq heures. Quelle satisfaction! Quel pied!
Mais le contrecoup est sans appel. La solitude est comme un crochet dans ma mâchoire. Quand je relève la tête de mon clavier, tout le vide de mon appart me saute au visage.