À force d’écrire, je bafouille quand j’ouvre la bouche.
Je trébuche dans le vocabulaire.
Les idées font des nœuds entre mon cerveau et ma gorge. Ça ne se formule pas. Le langage m’échappe.
Je voulais poster ici tous les jours, comme une sorte de journal de bord. Mais je travaille sans internet. Ça m’évite les distractions. Je suis plus constant si je n’ai pas internet. Pas forcément plus efficace, mais je ne mesure pas ma valeur à mon efficacité, alors ça va.
J’ai un pote qui est parti à l’autre bout de la planète marcher pendant des mois. Des milliers de kilomètres dans les cuisses.
Comme je suis un mauvais ami, que je n’ai plus de mots et que ma dépression est plus forte que ma volonté, je ne l’ai pas appelé avant son départ. Je le regrette. Je devrais lui écrire. Il aimera ça.
Je me connecte à lui par la musique que sa bande de potes a laissé comme un chemin de galets dans son téléphone. Comme autant de petits paquets cadeaux à découvrir sur la route. Pour donner du peps à ses pas. Pour peupler le silence.
J’essaie désespérément d’ajouter moi aussi de la musique. Je crois que Spotify a besoin que je sois abonné. Ou je ne sais pas, ça bugge.
À propos de musique, maintenant que nos discothèques sont toutes dématérialisées, je n’ai plus de bande son pour écrire. J’ai une bonne collection de CD mais pas de lecteur pour les écouter. Et la plupart sont des albums que j’aimais à 20 ans. Mes goûts ont changé.
Puis j’ai rallumé mon vieux Mac, celui qui est trop lent pour monter mes sons ou mes vidéos. Et j’ai trouvé dans itunes (on dit Apple Music maintenant) toute une collection de vieux morceaux. Beaucoup sont introuvables (la bande son d’Afro Samurai 😭), perdus au fil des changements de disques durs et des sauvegardes. Beaucoup sont encore là (mes albums de Jean Leloup ! 😍)
J’ai branché ça à ma vienne chaîne HiFi qui ne lit plus les CDs et n’a plus de caisson de basses mais accepte encore les sources externes. Le son est correct et la diversité des musiques accompagne bien mes envies, mes humeurs et les ambiances du livre que je suis en train d’écrire.
Ces temps-ci je me débats avec de nouvelles formes d’angoisse. Écrire m’aide. Mieux que de m’abrutir de séries débiles (même si Salade Grecque valait le coup, ne serait-ce que pour la comparaison avec la trilogie de l’Auberge Espagnole. Deux époques, deux jeunesses. Nous avions l’insouciance. Ils ont tous les soucis de la Terre).
Je suis bien. L’angoisse n’est pas un problème. C’est l’inertie qui en est un. Quand ça me prend, le cynisme et le désespoir, et que je dois mettre toute mon énergie à arracher quelques heures de volonté. Ou de foi. À ce stade c’est de la foi.
J’ai relu Qui a encore le temps… ce matin. « Wow ! » — c’est l’impression que ça m’a fait. La justesse de ces mots. J’ai l’impression de l’avoir perdue. De la retrouver par moments mais c’est morcelé. Je ne sais pas si ça l’était moins quand j’ai écrit les textes de ce recueil. Peut-être pas. Ça m’a donné envie d’en écrire un deuxième.
Un Qui a encore le temps… 2. Pas inspiré pour un titre. Ceci dit si je n’ai pas encore de recueil, je ne peux pas savoir de quoi il parle. Si je ne sais pas de quoi il parle, je ne peux pas connaître son titre.
Je lis beaucoup d’articles politiques ces temps-ci. Sur le travail et la productivité. Sur l’obsession pour le plus. Plus vite. Plus fort. Plus longtemps. Plus efficace. Comment la technologie qui pourrait nous libérer du travail nous enferme dans encore plus d’exploitation.
Je n’aime pas le travail.
J’aime créer.
J’aime écrire.
J’aime me perdre pendant des heures dans les états que les mots font naître en moi. J’aime les conversations sur l’écriture et aider des auteurs à faire sens de leur démarche artistique.
Je n’aime pas travailler.
« J’veux pas travailler. Estie que j’ai d’la misère avec ça » scande Leloup dans une version live de Je joue de la guitare (sur Promeneur, dans Exit) qui n’est pas celle que j’ai vue sur scène au Métropolis.
Voilà. J’veux pas travailler.
Au sens où je ne veux pas « louer ma vie à un employeur » (les Cowboys Fringants) ou calculer ma valeur à ma capacité de production.
Ma valeur, je la mesure à ma capacité de contemplation. Combien de temps je passe à laisser entrer le monde en moi. Combien de beauté j’arrive à attraper et ressentir et retranscrire.
Puis la vie — pas la vraie vie mais la version de la vie que la société de la production-consommation nous impose — cette vie me rattrape avec ses impératifs à la con, ses systèmes de valeur éclatés, et le train qui roule à toute allure, aveugle au mur vers lequel il s’élance.
Écrire ici c’est comme rentrer à la maison après une longue absence. Ici c’est chez moi. Chez toi. C’est un endroit où dire le vrai sans parler de l’intime. C’est un studio où je teste des sons, des rythmes. Une ambiance. Un style. Des textes. Des sensations. Où je pense à voix haute, pour affiner mes idées à ma vitesse. Je peux écrire de longs billets fleuves ou des fragments fulgurants. Je ne suis pas obligé de mettre une image et je ne subis pas la tyrannie du retour social.
Je déteste les réseaux sociaux pour l’urgence qu’ils mettent à tout. On n’a pas le temps de s’installer sur les réseaux sociaux. On s’empiffre. L’interface, le format, l’interaction constante, le scroll, tout est fait pour nous faire sauter d’un contenu à l’autre, d’une personne à la suivante.
Moi j’aime m’immerger dans un univers. Une session de réseau social c’est des dizaines d’univers différents. Il n’y a rien de travaillé parce que ce sont dix personnes différentes, qui ne se connaissent pas. Qui ne sont côte à côte que parce que je les ai associées dans mes likes. Que parce que l’algorithme a décidé de les réunir dans son flux, sans se demander de quoi j’avais envie.
Je déteste ça. J’haïs vraiment ça ! Idéologiquement, émotionnellement, rationnellement, l’expérience même est détestable. Et je ne parle même pas de l’addiction à la validation sociale, qui grignote petit à petit notre aptitude à l’innovation artistique, à l’avant-garde, à la contre-culture, comme l’IA qui ne fait que recycler et répéter et combiner l’existant mais qui est incapable de pure expérimentation.
Jetons ces articles aux ordures. Laissons le monde à sa course absurde. Racontons-nous, comme un ultime acte de rébellion avant la fin du monde, comme une main tendue à nos enfants, aux futurs survivants de nos inéluctables apocalypses.
(c) photo : jr-korpa via Unsplash