C’est dans le silence offert par une solitude prolongée que la pensée peut se former. Dans une société du bruit omniprésent, où tout est pensé pour court-circuiter ce rapport privilégié à soi-même, ces espaces doivent être façonnés avec soin et protégés avec la détermination qu’un animal sauvage met à défendre son territoire. Les frontières ne doivent pas seulement être tracées sur une carte mais des douves doivent être creusées et remplies de lave maintenue à température de fusion.
Ce n’est que la première étape. Le premier squatteur du silence, c’est l’ennui. Il se comporte mal. Il est du genre à soupirer fort pour que l’on perçoive bien qu’il est mécontent. Il donne des coups de pieds dans les murs, jongle avec une cannette vide, trouve que le silence, c’est trop vide et trop inerte. Il faut le laisser faire. Ignorer ses récriminations autant que possible. Tolérer ses impatiences. Passer outre. Le traverser comme on traverse une ruelle sans éclairage une nuit de nouvelle lune, un pas après l’autre, tête rentrée dans les épaules, sans s’attarder.
De l’autre côté de l’ennui, les premières pensées font surface. Maladroites, elles suscitent notre indignation, masque de notre honte d’avoir aussi peu de jugeote ou d’originalité, ou les deux. D’autres squatteurs s’invitent dans notre silence. Ce sont nos jugements. Souvent accompagnés du souvenir de nos humiliations passées, ils censurent nos pensées à peine esquissées. Ils tentent de museler nos idées en étouffant leurs murmures pourtant timides. Ceux-là, on les baffe quand ils surgissent. Il ne sert à rien de raisonner avec eux, ils sont d’une mauvaise foi sans égale et réduiront à néant la moindre de nos argumentations. À la limite, leur dire qu’ils ont peur de fantômes, que nos anciennes humiliations ne présagent pas de celles à venir.
Après tous ces efforts, une voix nous suggère que nous avons bien mérité une pause : une petite détente ou un léger casse-croûte. On se laisse facilement convaincre et c’est sans conséquence si l’on ne profite pas de cette pause pour inviter le bruit du monde dans notre bulle de silence si chèrement conquise. Évitons, donc, de consulter les infos, de lancer une série ou un jeu, d’ouvrir un livre ou de lancer un album de musique. Interdiction absolue de passer un coup de fil ou d’ouvrir une application de réseau social. Les mails sont périlleux. La fenêtre (physique) passe encore.
La pause passée, il est temps de s’y mettre. Les pensées qui s’expriment une fois les jugements muselés se révèlent souvent plus robustes et mieux formées, parce que plus matures, plus éprouvées, que les esquisses des premières heures. Il aura fallu du temps et de la rigueur pour parvenir ici. Quelques mots donneront les prémices d’une forme à notre pensée. Écrire pour avoir de la matière à réécrire. Ce n’est possible que dans cet espace précieux et fragile que l’on aura bâti et préservé avec une sauvagerie bestiale, jour après jour.
Oui, parce que le silence n’est jamais acquis. Chaque jour, il nous faut recommencer. Repartir de zéro, ou de zéro point zéro zéro zéro un. Nos victoires du jour nous offrent une avance mineure le lendemain. C’est fastidieux et épuisant, mais c’est à ce prix que l’esprit se consolide, que notre singularité se fait jour, que nos œuvres naissent et qu’elles ont quelque chose à dire du monde et de l’expérience humaine.