Sensibilité

J’ai travaillé avec une hypnothérapeute (je vais retravailler avec elle, je travaille avec elle, je ne sais pas quel temps utiliser, l’hypnose travaille hors du temps linéaire) et elle m’a dit ceci: « le ventre est le centre de la sensibilité ».

Sensibilité.

C’est un mot que je n’entendais pas (ie. je n’enregistrais pas l’info) avant et qui, depuis, n’arrête pas de m’arriver. On me dit « tu as une grande sensibilité » ou me parle de « [ma] sensibilité ». En général, quand je commence à entendre un mot plus souvent que d’habitude c’est une indication du travail que je dois/veux faire à ce moment-là.

La sensibilité, de ce que j’en perçois intuitivement, c’est ce que je travaille en clown et c’est la source de mon écriture. C’est cette écoute des mouvements profonds en moi et dans le monde, pas toujours articulé, toujours au présent, dans le brassage du vivant en soi.

Je trouve suspecte l’expression « gestion des émotions » et préfèrerais les vivre. Mais il est lourd le conditionnement social qui stigmatise les émotions. Il y en aurait de bonnes et de mauvaises, il y en aurait qui indiqueraient qu’on est au bon endroit dans sa vie et d’autres que l’on n’y est pas. Mais être vivant, c’est tout le temps.

On ne l’est pas de temps en temps plus que d’autres.

C’est une affirmation qui fera hurler 80% du rayon développement personnel de votre librairie préférée, et qui mettra une bonne partie des coachs en PLS. C’est une affirmation qui va à l’encontre de la culture occidentale telle qu’elle se développe depuis la naissance de la philosophie.

J’ai été frappé tôt dans ma vie par les textes taoïstes sur le non-agir, par l’image de la vie comme un flux d’énergie en mouvement, qui est exactement ce qu’il doit être à chaque instant.

Je milite – pas très fort, peut-être – pour la réhabilitation des émotions, de leurs subtiles nuances, de leur écoute. Parce que la sensibilité c’est aussi être à l’écoute de ces mouvements discrets, qui passent inaperçus dans une culture où les paroxysmes seuls sont valorisés. Où l’on n’entend l’émotion que si elle est à 9 ou 10 sur l’échelle de son intensité ; où l’on ne reconnaît un succès que s’il est spectaculaire ; où l’efficacité d’un outil n’est reconnue que s’il est boulversant.

Si l’émotion est un indicateur de ce que nous vivons, de l’impact des situations sur notre psyché, alors apprendre à l’écouter même quand elle est petite (ça ressemble à quoi une joie à 1 ? une tristesse à 2 ?) pourrait nous donner de précieux indices sur nos besoins, nos envies, et éclairer nos stratégies de soin de nous-mêmes.

À condition qu’il faille agir sur nos émotions, réagir, et pas seulement écouter, reconnaître, accepter. Et leur donner le temps de nous traverser. L’émotion est déjà une réaction, elle est déjà une façon de traiter notre vécu.

Alors oui, dans les métiers créatifs, dans les métiers de l’empathie et de l’écoute, l’émotion peut servir de boussole pour orienter le travail, mais elle n’est que ça : un indicateur, comme un tableau de bord qui permet d’évaluer la justesse de nos actions au regard de nos intentions ou de la situation.

Accepter d’être dérouté, sonné, excité, déprimé, indifférent, triste, énergisé, ramollo, et ne pas en tirer d’autres conclusions que « c’est le moment que je suis en train de traverser », c’est cela l’intelligence émotionnelle. Notre culture a tendance à sur-réagir à ses émotions, à ne pas savoir qu’en faire, moi le premier (nos meilleurs combats sont ceux qui nous touchent le plus intimement).

C’est pour cela que j’écris : pour explorer ma sensibilité, pour m’apprendre à être à l’aise avec les émotions et ce qu’elles ébranlent en moi. Pour me rappeler de lâcher-prise et de laisser faire mon psychisme qui, soyons honnêtes, est bien plus équipé que mon mental pour accueillir le monde.

Écrire pour lâcher le contrôle. Écrire pour être débordé. Écrire pour ressentir sans filtre . Et juste parce que c’est ce que je préfère au monde, être en plein dans ma sensibilité, lui offrir l’espace de prendre une forme, et d’exister hors de moi.

La joie que je ressens quand j’écris n’est pas intense mais elle est profonde. Je ne suis même pas sûr de pouvoir parler de joie en la matière, parce que c’est au-delà de l’émotion, dans la justesse et l’alignement, dans l’enracinement et l’expression de quelque chose en moi qui vient parler de cette expérience incroyable qu’est la vie, avec tout ce qu’elle a de joyeux, d’indifférent et de douloureux, sans préjuger de la supériorité d’un état sur les autres.

C’est un travail à part entière. De se rendre disponible. De revenir au corps, parce que c’est dans le corps que cela se passe. Dresser l’oreille, tendre les cordes de la sensibilité et prêter attention à la moindre vibration. Il me faut de longues plages de silence et de solitude. Le confinement était parfait pour cela, jusqu’à ce qu’on y soit deux. Et dès qu’on est deux dans le même endroit, il y a cette attente mutuelle de se prêter attention. En particulier lorsque l’un des deux est un enfant – mais ne sommes-nous pas tous des enfants ?

Responsabilité parentale à part, j’aime mes relations sociales choisies, et pas imposées. Vivre seul pour rester disponible à mes besoins de silence, de tourner mon attention à l’intérieur, sans interruption. Le téléphone, chez moi, est éteint, aucune notification n’est autorisée à s’imposer, aucune info ne me parvient en temps réel sauf si je le décide, comme en temps de crise ou en période de vente active.

Quelqu’un m’a demandé un jour à quoi je croyais assez fort pour vouloir que cela existe dans le monde. Je n’ai pas su répondre sur le moment, mais au regard de ces dernières semaines, je dirais que oui, c’est ma sensibilité, la réponse. Pas elle directement, mais ce à quoi elle me donne accès du monde et de moi-même.

Mais, et les autres ? Si nous vivons dans l’interconnexion, si notre épanouissement passe par notre contribution au monde, est-ce que ce n’est pas très narcissique comme démarche ?

C’est indéniablement centré sur mon nombril, et je crois que c’est à la fois tout ce à quoi j’ai accès – comment je vis le monde, y compris quand j’écoute les autres, cela se termine toujours en conscience de ce que cela fait en moi – et à la fois ce qu’il y a de plus universel, et ce dont nous avons le plus besoin.

Nous gagnerions tous à donner davantage de place à notre sensibilité, à prendre le temps du silence et de la solitude, parce que nous pouvons y trouver notre justesse, un meilleur alignement de notre corps, notre esprit et notre pensée. À dissiper nos dissonances, nous apprenons à mieux vivre avec nous-même, et avons une incarnation plus assumée et plus présente à offrir au monde.

Je n’ai pas de réponse, pas de conclusion à cet article. Si j’étais dans le rayon développement personnel de la librairie, je conclurais en disant Prenez du temps en tête-à-tête avec vous-même. Si j’étais dans le rayon spiritualité, je dirais Acceptez où vous en êtes. Je vise le rayon Littérature générale, qui est le rayon où l’on vous laisse avec vos propres états sans faire le pas à votre place, sans venir vous chercher ; où l’on dit « voilà où j’en suis au moment d’écrire ».

Voilà où j’en suis au moment d’écrire cet article, un huit avril confiné, face à ma terrasse envahie par l’énergie printanière des plantes, un morceau de folk dans les oreilles, calme et serein.