Plastique tendu. Encre de Chine. Coulures. Dorures ébène. Moi, ma peau nue qui sert de toile. Toi qui sers de support à mes mots frappés sur le clavier d’ordinateur collé entre tes cuisses écartées. Sous ton jean, la fente ouverte. Moi, bandé à n’en plus pouvoir, excité à mort par la vision de ton énergie créatrice en éveil total. La vie rêvée. Le partage de ces énergies folles qui nous habitent et qui nous rendent vivants, toi et moi. Rien d’autre ne pouvait donner sens à nos vies que la rencontre fracassante de nos deux génies artistiques. Moi qui peins les mots. Toi qui encres les formes.
Ô coque plastifiée où se déversent les liquides de ton art, à toi. Dilutions, projections. Rencontre et intersection des chemins tracés d’encre. Mystère du hasard livré.
Ton regard, concentré, ton attention à la fois tout à l’extérieur et toute intérieure. Fulgurance de l’instant, qui impose la livraison totale de nos êtres à la création. Tes moues appréciatrices. La cigarette que tu viens d’éteindre était la dernière. En as-tu seulement conscience ? Et moi qui tape ces mots, moi qui suis orfèvre du rien, de l’invisible, du sens qui ne se devine que dans l’effort de la lecture. Les anneaux à nos doigts, que représentent-ils sinon l’alliance inévitable de deux esprits ? Nous unis dans nos introspections totales. Jamais plus distants, plus absents au monde, et jamais plus proches. Ne pas faire de mon art une démarche de l’intellect. Ce serait le priver de sa Beauté.
« Vous connaissez Faulkner ?
– De réputation.
– Ah ! il faut impérativement que vous le lisiez ! C’est le plus grand auteur du XXe siècle. Le seul. Quand sort A bout de Souffle, vous vous souvenez, ce que … dit à Belmondo ? »
Sur le quai de la ligne 11, à la station Mairie des Lilas, Brassens n’en finit pas de fumer sa pipe et jusque dans les rames du métro on fait des rencontres exaltantes.
L’amour, le sexe que je te fais matin et soir, mes lèvres contre les tiennes, ma langue qui s’insinue au fond de ta vulve, qui va débusquer le pépin qui t’enlève à ce monde et t’entraîne dans des contrées d’extase, cet amour-là est le meilleur de ma vie. Le seul qui vaille la peine que je m’offre. Ta générosité est sans égale.
San Francisco, été 68. J’étais là et toi aussi. Que faisions-nous ? je ne m’en souviens plus. Les souvenirs sont flous, brumes de drogues, d’alcools, brumes de la mort qui nous a arrachés à cette existence-là pour nous amener ici aujourd’hui, dans un appartement parisien du XXIe siècle, toi pendue à tes murs, agrafe plantée dans le plastique et le plâtre, moi à terre dans ta kitchenette, ordinateur et musique sur les cuisses, incapable de décoller mais si près, si près d’y arriver.
Tu piétines quelques fringues, tu projettes de la peinture, de l’encre, sur les plastiques bombés et je crève de désir pour ton corps. Sensation étrange et assez neuve, de l’excitation sexuelle causée par l’énergie que tu dégages et par l’énergie qui jaillit de mon propre acte d’écriture, qui est lui aussi, éminemment érotique, éminemment créateur.
Je veux fumer.
« C’est pas un métro, c’est un corbillard. Mais vous ne m’aurez pas, je suis vivante, moi ».
Le métro est un incroyable lieu de pouvoir.
Tu souris en découvrant tes mains tâchées d’encre. Ton bras sert de support à l’étalement de la matière. Je triture mon anneau, dont la circularité me rappelle l’infini. Il est sans début ni fin, il n’est qu’existence, simple étant et pur être tout en même temps.
Ton talon ne touche pas le sol. Ta jambe fléchie est une invitation à la caresse. Je retiens l’élan qui voudrait me faire jaillir sur toi, arracher ton jean et t’…
En pleine montée d’acide, Mary-Audrey nous a lâchés. Ils étaient tous trop défoncés pour s’y intéresser. L’événement est resté inaperçu.
Tu as noué tes cheveux et enlevé ton pull. A ton nombril, le bijou renvoie des reflets aveuglants pour qui ne sait pas regarder.
Mon sanctuaire d’écriture a toujours été dans un coin, assis à même le sol, dans un état d’esprit lointain, bien évidemment absorbé par les images mentales et celles venues de plus loin encore. Je maltraite l’ordinateur, c’est mon outil et si je ne l’approprie pas à mon corps je ne peux pas le travailler. Écrire est beaucoup trop intellectuel pour que je ne cherche pas la moindre opportunité d’y faire intervenir mon corps. Le contact à la matière de ce qui écrit, le stylo, le clavier, n’importe, le contact de mes doigts contre la surface chaude et dure du clavier, ce contact-là est précieux au-delà de tout autre.
Pink Floyd chantait The Wall avant même que tu ne naisses.
Les fragments d’écriture, la solution est là. Fragments. Le sens qui jaillit d’une phrase lâchée là, comme une fabrication pop-artienne, une littérature de l’instant, sans recherche de cohérence apparente, tout est dans la recherche d’une unité de sens fluctuante. Une liberté de lecture, des mots qui renvoient à des images disséminées dans le livre. L’objet hybride, des mots fragmentaires, des presque rien du tout mais qui, lus dans l’ensemble, font jaillir un sens tiers. Pas de jeu sur les formes graphologiques, pas d’anagrammes quelconque, juste différentes formes artistiques mais qui se répondent les unes les autres dans une ronde de signification qui rendrait les unes sans les autres moins riches. C’est comme moi sans toi.
J’ai piqué l’idée à Douglas Coupland.
Mais le sens doit aussi jaillir de la structure, qui est un travail autrement plus intellectuel, réfléchi, mental, à mille lieues de l’euphorie créatrice qui m’habite au moment de taper ces lettres, d’assembler ces mots pour en tirer… quoi ? ce qu’ils ont à donner.
J’ai envie de toi, de te serrer contre moi, de te ramener à moi et en même temps rien ne peut m’arracher à l’écriture.
Sauf que j’ai envie d’une cigarette. Ou d’une taffe de tabac, simplement. Mais tu n’en as plus et je suis trop emporté pour quitter cette pièce, quitter mon état de concentration, je ne peux pas laisser tout cela en plan, il y a trop en germe, trop qui doive encore jaillir. Mais il faut que je mâche, que je suce, que je serre quelque chose entre mes lèvres. La fumée pourrait entourer ma langue, un bonbon fondre sous elle, une feuille de salvia occuper ma mâchoire. Mon corps doit travailler, surtout la bouche. Écrire appartiendrait à la phase orale ? Pas très étonnant quand on sait qu’écrire c’est avant tout communiquer. Créer c’est communiquer. C’est vouloir parler mais avoir trop à dire pour se contenter de la simple conversation. C’est avoir des mots qui grandissent en soi en permanence et qui exigent de sortir, qui pressent à la porte du langage et s’emmêlent les pinceaux dans les couleurs de la langue à tel point que le sens se perd et rejaillit là où on l’attend le moins.
Je suis ailleurs. La feuille de Sauge que j’ai mangée m’aide peut-être à trouver une plus grande concentration sans réduire ma capacité à faire sens. Quand je relève la tête, tu es là, absorbée toi aussi, pas du tout abandonnée, plutôt heureuse, plutôt vivante. Moins nue que moi peut-être… mais je ne suis plus du tout dans l’excitation. Je sais que je pourrais la retrouver si je retournais mon attention vers toi mais… Sais-tu que nous sommes en train de poser les premiers jalons de notre atelier à venir ? De notre collaboration qui va au-delà de la vie quotidienne ? Crois-tu que nous vivrons vieux, ensemble, crois-tu que nous parviendrons à l’accomplissement qui est le nôtre tard ou plus tôt que prévu ? Je ne veux pas que tu sortes de ma vie mais tu l’as dit toi-même. La voyante ne croit pas que nous finirons ensemble. Et je ne le crois pas vraiment… Mon rêve disait autre chose. Mais que sont les rêves sinon des bases sur lesquelles construire, des bases que nous pouvons transformer et modifier ? Là, en cet instant, ma seule maîtresse, c’est l’écriture. Mais je sais qu’elle est ma fille. Toi tu es ma compagne, ma coéquipière, ma partenaire. Je t’aime.
La clope de survie, tu l’as fumée en 1975, souviens-toi. Rien de spécial ce jour-là, juste une grosse envie de nicotine. Ou en fait même pas si grosse que ça. J’étais déjà mort, je t’attendais de l’autre côté sans impatience, juste avec envie. Envie de toi et de te retrouver, de revenir à l’unicité du Nous.
Dans son trou, Alice n’en finit plus de tomber. Cette phrase n’est sûrement pas de moi. Mais si le trou était en fait la trachée du géant révérend Caroll, le sens serait transformé. Alice est mangée, comme le vieux menuisier dans la baleine. Alice avalée dévale les pentes intestinales jusqu’à l’expulsion excrémentielle qui lui est comme une nouvelle naissance.
Ton regard est complètement infiniment absorbé par ta vision, tes mots commentent tes pensées et n’appellent pas de réponse. Tu me parles mais en fait tu parles ta vision, tu confirmes en l’inscrivant dans le monde physique du son une pensée qui n’est pour l’instant qu’une abstraction.
Sans l’anneau qui me lie à toi de toute éternité, je suis incomplet.
Faim. Dans l’assiette s’entremêlent les couleurs. Vert avocat, jaune mangue, rouge tomate et orange carotte. Un peu de rose radis ou de vert basilic, le tout baigné d’huile d’olive en filet de pêche et de taches de vinaigre. La salade nous promet longévité et éveil gustatif, sensoriel, sensuel. Je mange. Tu peins encore. Le secret n’est pas dans la simultanéité, il appartient à une autre sphère d’être.