Depuis toujours j’écris des livres qui ne ressemblent à rien. Ni mémoire ni fiction, ni roman ni essai, des livres fragmentés, à la rencontre de plusieurs formes. Il en existe d’autres, de ces objets, mais plus souvent dans les marges. Ça colle assez à mon tempérament, de faire des choses comme ça, un peu monstrueuses. Des sortes de collages.
Je ne les montre peu, parce que je n’en reconnais pas les codes. Je ne sais pas en parler. Et puis, comme il y a une dimension très intime dedans, je crois qu’il s’y ajoute une couche de pudeur.
C’est peut-être ce que j’écris de meilleur, même si je me convaincs que ça ne peut parler qu’à un tout petit petit groupe de gens. Et pourtant quand je le fais lire — avec beaucoup de précautions et à des personnes que je sélectionne avec soin — on me dit « merci », comme s’il y avait là un objet important.
Je tente de réunir le courage de les montrer à plus grande échelle. Je pressens qu’ils essuieront des refus, ces textes, et que, parce qu’ils sont importants et intimes, ces refus seront durs. Alors je rechigne. Je freine des quatre fers et les textes s’accumulent.
C’est plus facile de sortir des histoires préformatées, dans l’air du temps.
C’est aussi profondément décourageant et lassant.
J’ai l’impression de tourner autour de moi-même. De m’esquiver.
Il fallait peut-être que j’atteigne ce degré de lassitude face au marché et à ses règles, face à la fiction facile et confortable pour m’acculer. Pour prendre le risque de montrer ce que j’écris quand personne ne regarde.
Je ne dis pas que je suis prêt (je ne le serai jamais) ni que je suis prêt à ne pas être prêt (ce qui est plus proche de l’état qui précède la prise de décisions vulnérables). Je dis que je chemine.
Il y a peut-être, dans cette décision de publier l’intime, aussi l’abandon d’un certain fantasme de l’appartenance — je ne dirai pas « reconnaissance », parce que ce n’est pas l’enjeu. C’est plutôt l’idée que je peux encore revenir dans le groupe. J’ai beau travailler à embrasser mon unicité, il arrive que ça pique encore quand je me sens trop hors cadre.
Je crois que ma dernière désillusion, c’est de me dire « ok j’ai fait tout le boulot pour rentrer dans le rang, j’ai fait le compromis de trouver une forme de marginalité-qui-n’en-est-pas-une (même si…) et même là, je trouve le moyen de rester à l’écart du groupe ».
Tu me diras, c’est cohérent avec ma personnalité.
« Ça colle avec le personnage », dirait ma mère.
Encore faut-il l’accepter, le personnage. Surtout que ce n’en est pas un. Ça ressemble fort à une identité.