« Je te déteste ».
Je me fais payer pour me faire désaimer par des gens qui, après, me remercient en me signant leurs chèques. Mon métier c’est de dire la vérité toute nue. « Tu as peur » ; « Tu te sens merdeux » ; « Tu sais bien te raconter des histoires qui t’évitent de réaliser tes rêves » ; « Je ne comprends pas pourquoi tu fais ça alors que tu préfèrerais faire autre chose, tu m’expliques ? »
Quand on me demande ce que je fais dans la vie, je réponds des trucs à la con, genre « je tiens une école d’écriture » ou « je suis coach » mais mon vrai métier c’est de faire émerger le vrai. C’est de poser les questions qui ennuient.
Dans un exercice que je faisais faire à mes clients, qui consistait à lister dix sources d’émerveillement et dix sources de frustrations (3’30 par liste), j’ai vu apparaître (je faisais l’exercice aussi) : L’aptitude des gens à s’inventer des histoires pour s’éviter d’être ce qu’ils sont. Dans les deux listes.
Je reste passionné par notre capacité à nous inventer des excuses et des échappatoires. Je suis très fort à ce jeu moi aussi, je me crée des problèmes administratifs pour m’offrir l’excuse parfaite qui m’évitera d’écrire le roman après lequel je cours depuis…
C’est aussi là une grande source de tension pour moi. J’ai envie de plonger mes mains dans les tripes de mes clients (et les miennes) et de dénouer leurs tripes, envie d’ouvrir leur crâne et de poser des électrodes sur leur cerveau pour trouver les barrages qu’ils ont dressés entre leurs neurones. Faire sauter tout ça à la dynamite, rétablir le flux de leur identité profonde et de leur être.
On se raconte qu’il ne faut pas être soi, que c’est dangereux. Que l’on risque d’être attaqué à risquer d’être vu. Et c’est peut-être vrai mais l’on ne risque pas moins de mourir en ne faisant rien. Mourir de regrets, mourir d’ennui, mourir de n’avoir pas osé.
Il y a eu cette étude il y a plusieurs années, sur les plus grands regrets des mourants. Ce sont les choses qu’ils n’ont pas faites qu’ils regrettent, parce que finalement, à regarder tout ça depuis la fin, on se dit qu’on ne risquait pas grand chose, en fait.
J’essaie de me rappeler deux choses : dans un peu plus de cent ans, tous les gens qui m’auront connu seront morts ; Et tout le monde se fout de savoir ce que je fais. Tout le monde est trop occupé par sa propre vie et ses propres préoccupations, les regrets qu’il•elle essaie de ne pas avoir.
Il faut s’écouter et oser faire ce qui est bon pour soi. Ce qui nous permet d’être bien, en bonne santé, reposé, disponible pour ses enfants et sa créativité. En tous cas c’est ce qui est important pour moi.
La créativité ce n’est pas rien, c’est ce qui nous permet d’inventer notre vie, de rebondir quand tout part en vrille, de trouver des solutions là où les autres voient des problèmes. La créativité c’est le nom que l’on donne à ces idées étranges qui surgissent à notre conscience. « D’où viennent-elles », se demande-t-on, « comment puis-je avoir des idées aussi bizarres ? »
Je dis : c’est ton inconscient qui exprime un besoin. Parfois il s’exprime avec maladresse et il faut décoder le message ; parfois il est très clair, comme quand tu as mal au dos après une journée à soutenir quelqu’un qui te bouffe ton énergie ou à porter le poids du monde sans que personne ne te l’ait demandé.
En ce moment j’ai mal au dos, c’est pour ça que j’en parle. Parce que je porte tous les jours les mêmes chaussures (la flemme d’en changer) et parce que ces périodes de fêtes me pèsent – assez littéralement – mais c’est pas grave, ça passera. On s’en fout de mon mal de dos, ce qui importe c’est qu’il illustre cette idée de l’inconscient en train d’utiliser des manières créatives de me parler, d’attirer mon attention : « Hey, t’as mal au dos, pourquoi ? Quel est le déséquilibre que tu as laissé s’installer ? »
Je ne sais plus où j’ai lu cette histoire à propos d’un prof de TaiChi qui explique: ta cheville est désaxée d’1°. Alors ton genou est désaxé d’1°. Alors ta hanche, tes vertèbres, tes cervicales, le sont aussi. Et ça te baise. Toute l’énergie que tu utilises à compenser ce déséquilibre est gaspillée. Le TaiChi s’occupe de rééquilibrer ton corps pour libérer cette énergie.
C’est exactement ce sur quoi je travaille en ce moment. Pas le TaiChi, mais le fait d’être attentif aux choses qui bouffent mon énergie, et à la libérer. Par énergie, je n’entends pas un truc abstrait mais le simple fait que mon cerveau utilise des ressources pour gérer mes tâches de fond.
J’ai 54 onglets ouverts dans mon navigateur. Mon ordinateur rame. Il peine. Il souffle. Il ahane. Mon cerveau fait la même chose. Quels sont les onglets que je peux fermer ?
Quels choix puis-je faire maintenant pour libérer certaines de mes ressources ?
Quelles obligations puis-je abandonner ? Quel livre puis-je finir ? Quelle conversation puis-je avoir ?
Il y a des tâches dont j’ai besoin, des tâches qui sont en cours. Mais il y en a aussi beaucoup que j’ai laissées ouvertes par négligence, parce que je n’ai pas pris les deux minutes nécessaires pour les regarder et prendre la décision de clore l’onglet, de dire : « finalement non » ou « plus maintenant ».
Parce que nos envies bougent. Et nos besoins bougent. Et notre connaissance de nous-mêmes se précise. Et que nos projets (artistiques, professionnels, relationnels, émotionnels…) continuent ou cessent d’être pertinents en fonction de nos évolutions.
Aujourd’hui j’ai envie de fonder une académie de créativité, j’ai envie de devenir expert en créativité, j’ai envie de partir pendant un an autour du monde pour rencontrer des artistes connus ou méconnus, pour les regarder en train de créer, pour leur poser des questions inconfortables sur ce qui les pousse à faire, sur comment ils font. Je ne veux pas savoir ce qu’ils racontent à tout le monde, je veux entendre leur vérité.
Est-ce que comme moi ils créent pour ne pas devenir fou ? Pour maintenir leur équilibre ? Créent-ils parce qu’ils meurent s’ils ne le font pas ? Comment vivent-ils les journées pendant lesquelles ils ne créent pas ? Les vivent-ils comme un cauchemar ? Comme un abandon d’eux-même ? Comme un gaspillage de leur trop court temps de vie ? S’ils les vivent avec sérénité, comment font-ils ? Quand ils doutent, se disent-ils que c’est fini, que leur vie continue et s’arrête en même temps ? Quand cela fonctionne, s’accrochent-ils au fil comme à une bouée de sauvetage, cessent-ils de manger et de dormir de peur qu’un clignement de paupière suffise à tout perdre ? Sont-ils obsédés d’épure ? Cherchent-ils à se dépasser sans cesse ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? Combien de temps leur a-t-il fallu pour trouver l’équilibre ? Pour libérer leur productivité ? Ont-ils l’impression de créer assez ? Ont-ils plus d’envies qu’ils ne pourront jamais en réaliser ? Comment font-ils quand leurs œuvres ouvrent les portes de leur plus fragile intimité ? Se perdent-ils dans le sexe et dans l’amour ? Se perdent-ils dans la drogue et dans l’alcool ? Dans les réseaux sociaux ? Se cachent-ils d’eux-mêmes ? Quelles histoires s’inventent-ils pour justifier leur fuite ? Sont-ils satisfaits ? Se moquent-ils du résultat ? Lui préfèrent-ils le travail lui-même ? Comment vivent-ils le travail ? Souffrent-ils de créer ? Sont-ils dans une recherche de constante tension ? Vivent-ils l’acte créatif comme une transe qui dévore leur énergie et les laisse échoués sur le bord de la route à la fin de leur séance de travail ? En ont-ils peur parfois ? Sont-ils encore attachés à l’avis des critiques et du public ? Ont-ils atteint cette indifférence qui naît d’une pratique qui se remet sans cesse en question ? Quel rapport entretiennent-ils à l’argent ? L’aiment-ils ? Ont-ils l’impression de respecter ou d’humilier leur travail lorsqu’ils le vendent ? … … …
Je veux passer des journées entières avec chacun, à écouter, à prendre des notes, à poser des questions, à me faire détester parce que je fouine dans chaque recoin. Je veux les entendre me raconter les mensonges qu’ils se sont habitués à répéter sur leur art. Et je veux les entendre toucher à leur vérité. Quelle qu’elle soit.