« Choisis une niche et deviens super populaire auprès d’un petit segment de la population qui se reconnaîtra en toi, dans tes valeurs, tes goûts, ta personnalité ». C’est, grosso modo, le message que je retiens des livres que je lis sur le succès et de mon expérience personnelle.
Dès que j’ai commencé, j’ai senti l’importance de l’hyper spécialisation, d’entrer par les petites portes auxquelles personne ne fait attention plutôt que de faire la queue avec les autres devant la porte gigantesque du manoir, celle avec les videurs et la corde rouge et le dress code et tout un tas de compromis que je ne serai jamais prêt à faire.
Mon premier contrat d’édition était pour un roman de SF qui servait de background à un jeu de rôle. J’avais même créé un système de jeu à partir de cartes à jouer et, bref, je me disperse. Quand j’ai voulu faire du journalisme, j’ai signé avec des magazines spécialisés dans le jeu de société. Quand j’ai fait du scénario, c’était pour des dessins animés.
Toujours par la petite porte.
Le choix de la petite porte
Ce choix de la petite porte m’a permis de vivre la vie que je voulais. Je n’ai pas eu la richesse et la gloire mais j’ai pu vivre (parfois survivre) de mes envies plutôt que de sacrifier mes désirs et mes aspirations pour un peu de stabilité ou de confort. J’ai la chance d’avoir une grande capacité à tolérer l’inconfort et la volatilité. « Tout ce que nous sommes est changeant » dit la PNL, et j’ai intégré cette réalité de (très) longue date, sans doute en partie parce que mes parents ont toujours eu la bougeotte et que je ne suis jamais resté plus de cinq ans au même endroit de toute ma vie, jamais plus de deux ans dans la même école de toute ma scolarité.
En quelque sorte, j’ai appris à jeûner, comme dans cet extrait de Siddhartha cité par Tim Ferris dans Tools of Titans.
C’est ce qui m’a permis de toujours préférer mon authenticité à une stabilité de surface, de privilégier la solidité de mes fondations au vernis du confort.
Je cherche quelle niche est la mienne aujourd’hui, quelle petite porte je vais ouvrir maintenant que je reviens à l’écriture littéraire et que je veux en faire mon activité principale. Je cherche qui je suis devenu.
Il y a treize ans, c’était simple. Je lisais de la SF, je jouais aux jeux de rôle et aux jeux de plateau. Je me reconnaissais dans ces communautés. Les opportunités étaient évidentes.
Le dessin animé s’est un peu imposé à moi, parce que j’avais cet univers imaginaire un peu décalé et que la fiction live n’offre pas d’espace pour ces univers en France. La seule porte par laquelle je pouvais passer, c’était le D.A.
L’état de mon identité
Je suis devenu tellement de choses différentes. J’ai toujours un certain goût pour la SF, mais une SF qui se confond avec le présent. J’ai un penchant certain pour le développement personnel, pour la question de la réussite. Je cherche la définition de l’artiste et de l’auteur et je trouve « quelqu’un qui a des choses à dire et qui travaille sur la forme pour les exprimer de la façon la plus élégante et esthétique possible ». Je regarde du côté de la spiritualité ce qu’il y a à trouver, je me passionne pour la relation amoureuse et la sexualité, je reviens à la BD, je m’intéresse à la vente, à la motivation, au leadership, je me spécialise dans la créativité et le coaching d’artistes…
Les piles de livres et de documents s’entassent autour de moi, par thème: ici la PNL, là l’art, de l’autre côté de la pièce l’érotisme, dans la chambre la spiritualité. Tous ces thèmes se mélangent, se répondent. Je passe d’une pile à l’autre à différents moments de la journée. Je crée des ponts entre mes champs d’étude.
Rien de très nouveau dans le fond si je regarde mes centres d’intérêt de 2004 mais comme j’ai approfondi, les arborescences se sont multipliées. La finesse des détails est telle que je perds la vision d’ensemble, que j’oublie l’entité qui unifie le tout: moi.
C’est dans cet oubli que surgit la question de quelle identité garder et de comment écrire à partir de cette identité.
Comment puis-je choisir sans exclure, être dans mon écriture tout ce que je suis dans ma vie ?
Comment communiquer authentiquement avec mes hauts et mes bas, ma passion de vivre intense et ma peur de foirer ma vie tout aussi intense, tous les champs de curiosité, d’étude et d’enthousiasme qui me définissent ? Comment unifier l’ensemble ?
En me souvenant que c’est justement là qu’est mon identité : dans ce regard qui voit des liens entre des piles disparates, dans ce regard qui perçoit l’unité de cette diversité.
Il n’y a pas de fil conducteur à trouver.
Je suis le fil conducteur.
Évidentes contradictions
Un ami m’a dit un jour: « Tu es un grand artiste de la contradiction ». Un maître du paradoxe.
- Je t’aime et je veux passer du temps sans te voir. Un an ou deux.
- Je bannis les cadres normatifs de ma vie et je vis selon une routine bien huilée.
- Je plonge dans chaque petit moment du quotidien et j’angoisse pour l’avenir.
- Je grandis quand je suis vulnérable et je calcule chacun de mes gestes.
Mais il n’y a pas de contradiction pour moi. Au contraire, la coexistence de ces affirmations est pour moi une évidence.
- Comment pourrais-je t’aimer sans te quitter pour nous réinventer ?
- Comment pourrais-je échapper aux cadres sans une discipline stricte pour m’en extraire ?
- Comment pourrais-je apprécier le quotidien sans une conscience aiguë de sa fragilité ?
- Comment pourrais-je être vulnérable sans faire la chasse systématique à mes résistances ?
Comment ces affirmations pourraient-elles ne pas coexister ? Elles sont le reflet de mon identité.
Maître du paradoxe
Christian Biegalski m’a appris que le paradoxe était le noyau de la dramaturgie, son rouage central.
Peut-être est-ce là mon identité.
Peut-être est-ce cette petite porte que je dois franchir aujourd’hui, celle de l’éclectisme assumé, de la contradiction permanente.
J’ai eu cette idée absurde hier, pour une oeuvre de vie (ce genre d’oeuvre qui est un procédé, pas un objet), puisque je lutte contre l’obsession de notre culture pour la perfection, de volontairement ajouter des fuates d’orthographe à mes livres, pour être l’incarnation de l’imperfection. Pour, à force de montrer que ce n’est pas grave d’écorcher un mot, de passer juste à côté d’une idée, de ne pas finir un livre qui nous a parlé pour son concept plus que pour son exécution, que nos conversations peuvent ne pas être impeccables à chaque fois, habituer mes lecteurs à leur propre imperfection, les rendre plus souples vis-à-vis d’eux-mêmes.
Quand on abandonne cette idée d’avoir raison, d’être dans le vrai, d’avoir juste, d’être parfait, de donner une image de soi toute lisse, il se passe des choses formidables: des rencontres magiques peuvent se produire, des oeuvres peuvent exister.
Je peux commencer en lâchant prise sur cette idée de trouver la niche qui me conviendra parfaitement et en me laissant exister, en tant qu’homme et en tant qu’auteur, au fil du courant et au fil des messages que m’envoie mon inconscient.
Au rythme qui est le mien
« La psyché est formidable, me rappelle Marie, elle fait en sorte que chacune des choses que vous faites soit exactement celle dont vous avez besoin au moment où vous la faites. La temporalité de la psyché ne doit pas être négligée, laissez-vous le temps ».
J’ai envie de lui demander quel est le but, et je me retiens en repensant à Lawrence et à sa question: « Quel est le sens d’une fleur ? »
Les sophistes disaient, « Rien n’existe. Même si quelque chose existe, on ne peut le connaître. Même si l’on peut le connaître, on ne peut l’exprimer ».
Alors je me contente de faire mon travail, au mieux, et de communiquer sur mon travail, au mieux. De temps en temps je reçois le message d’un lecteur qui me dit: « Ce que vous faites est important » ou « En lisant ton article, j’ai compris quelque chose sur ma vie ».
Alors je me dis qu’il y a du bon dans ce que je choisis d’être puisque cela permet à quelqu’un, quelque part, de trouver un peu de lumière dans sa pénombre personnelle.
Alors je continue, confus, paradoxal et imparfait, à explorer les chemins de ma curiosité, de mon enthousiasme et de mes peurs.
Au final, cette petite porte est peut-être bien la plus précieuse qui soit. C’est ma porte, celle dont je suis le seul à avoir la clef.