Un rêve, une nuit, d’une mer de plastique. Moi flottant dessus, en zazen. Des nageurs qui se débattent avec les courants et viennent à moi. Il y a là des images qui m’évoquent Michel Gondry.
La mer artificielle dans un moment d’errance, le Nord de ma vie a disparu, je le retrouve dans ces pages. Je suis fatigué de devoir me battre pour vivre la vie que j’ai choisi de mener mais c’est aussi parce que la vie que j’ai choisie est une vie de combat alors je ne peux pas trop me plaindre.
Dans le rêve, je suis stable sur la mer en mouvement. Et cela me rappelle, en ces moments d’urgences et d’agitations extérieures, de rester fidèle à mes routines. Quand je les lâche, je me perds. Dormir assez. Me lever tôt. Limiter les temps d’écrans. Méditer et écrire avant d’ouvrir une boîte mail ou d’allumer mon téléphone. La routine c’est celle-ci: debout à 6h, petit déj dans la pénombre, pages du matin sur un cahier, puis le soleil se lève. Accompagner Seth à l’école. Rentrer. Écrire le roman pendant deux heures. Faire une pause. Ensuite seulement m’inquiéter du rythme des autres, de leurs demandes, de leurs urgences, savoir rester ancré dans mon rythme à moi, mes tâches importantes.
Parfois, parce que le monde de l’immédiat prend trop de place, j’oublie que l’un de mes buts est de ne pas céder aux urgences factices. Remettre en perspective: dans une centaine d’années, plus personne ne se souviendra de moi autrement que par les traces que j’aurai laissées.
Les erreurs du quotidien, les petits manquements, les mini déceptions, les cœurs que j’aurai enflammés ou brisés, les factures que j’aurais payées ou laissées en suspens, les rendez-vous ratés, mon absence de ponctualité, les coups de fils que je n’aurai pas passés, et les mails – ces milliards de mots qui bombardent mon esprit comme autant de missiles à tête chercheuse verrouillés sur mes neurones – que j’aurai ignorés, tout cela disparaîtra. Au mieux il en restera une ligne dans une obscure biographie: « Connu pour son insolente tendance à ne pas se soucier de la temporalité des autres ». Ma vie, mon temps, mon rythme.
Quand je reçois l’email pressent d’un inconnu qui me reproche de ne pas lui avoir répondu au bout d’une semaine après son premier message, je réponds: « la philosophie de la maison c’est de prendre le temps ». La vie que j’ai choisi de mener exige de moi que je consacre de longues périodes hors du temps de l’urgence et de la précipitation, que je retarde mes gratifications, que je me concentre sur le projet en cours. Avec lenteur parfois.
Dans cent ans, rien de tout cela ne restera. Seuls resteront les livres que j’aurai écrits, les livres que j’aurai aidé à écrire, et les traces de mes valeurs dans les descendants de ceux que j’aurai touchés.
On se sent précipité dans ce monde. Tout le monde voudrait avoir fini hier ce qu’il projette de commencer demain. C’est absurde. Pourtant je suis le premier à m’inscrire dans cette urgence-là. Il y a tous ces livres dans ma tête que je voudrai voir exister. Qui exigent que je prenne le temps de leur maturation. Que je suis impatient d’avoir finis parce qu’ils seront la preuve que je suis fidèle à ma vocation, à mon choix de vie, à moi. Et que des fois j’en doute. Je doute d’être respectueux de mes aspirations profondes, alors pour ne pas ressentir la déception qui accompagne ce doute, je me submerge d’exigences intenables, d’urgences factices, d’amertume fabriquée.
Être fidèle à moi, c’est reconnaître ce que j’ai fait, déjà. J’ai pris la décision, à 22 ans, de préférer l’écriture. J’ai suivi la voie la plus propice: scénariste et journaliste pendant six ans. J’ai su me détacher de ces écritures-là quand j’ai réalisé qu’elles n’étaient pas assez alignées avec ce que je voulais contribuer.
J’ai su reconquérir ma voix d’auteur littéraire, nouvelle après nouvelle. Publier mes textes et trouver des lecteurs. J’ai écrit et terminé et publié. J’ai aussi vécu mon besoin de contribution en enseignant, en écrivant des manuels. Un tous les deux ans.
Un tous les deux ans.
Ce n’est pas l’écriture qui est longue, c’est la maturation. Et cette réalisation, cette année – un tous les deux ans – a été un jalon important. S’il me reste cinquante ans de lucidité, si j’arrive à garder cette cadence d’écriture pendant cinquante ans, alors je pourrai écrire 25 livres dans ma vie.
25 livres qui soient à la hauteur de mes aspirations.
25 livres.
Seulement 25 livres.
Il y a bien plus que 25 histoires dans ma tête. Il y en a des centaines, sans doute même des milliers. Toutes n’ont pas l’étoffe d’un vrai livre. 25. C’est une courte liste que celle-ci. Et elle est basée sur un postulat irraisonné. 50 ans de vie mentale active et pertinente. Cela exclut les blancs, les besoins de faire des pauses, les accidents…
Je peux facilement perdre 10 ans. Je peux facilement perdre 5 livres. 20 livres. Si je n’en avais que vingt à écrire ?
C’est une pensée libératrice parce qu’investir deux ans dans un livre devient un enjeu qui n’est pas seulement un enjeu productiviste. Choisir le livre avec lequel j’ai envie de passer deux ans de vie, le livre pour lequel j’ai envie de faire des recherches, des brouillons, avec lequel j’ai envie de me fâcher puis de me réconcilier (c’est une histoire de couples, mon histoire avec mes livres), avec lequel j’ai envie d’aller au bout, n’est pas l’affaire du caprice du moment.
En ce moment – depuis Novembre – j’écris mon prochain roman. Si tout va bien il sera prêt dans dix-huit mois.
Dans la culture de l’urgence, dix-huit mois c’est long. Trop long, même. Dans mon impatience je voudrais qu’il soit prêt depuis hier mais dans dix ans je serai fier qu’il existe. A condition de prendre le temps, aujourd’hui, de son écriture attentive.
Bref, tout ça pour dire qu’au milieu de la mer artificielle et de ses boules agitées, je suis à la fois le noyé et le calme observateur. Et que chaque jour commence avec ces deux voies : la précipitation ou la patience. Chaque matin j’ai le choix de celle que je choisis. Si la première est la plus volubile, seule la seconde m’amènera à destination.