Pendant l’été de 2001 je me suis (volontairement) enfermé dans une chambrette, dans la maison du curé d’un couvent où ma grand-mère avait une amie. Je n’avais rien avec moi qu’un cahier, des stylos, quelques livres et un projet de roman. J’étais là pour trois semaines. Je mangeais avec les retraitants, je marchais dans le petit jardin, je discutais avec sœur Laurent, je me promenais dans les couloirs silencieux du couvent et de temps en temps je passais un coup de téléphone à la famille avec ma carte prépayée depuis la cabine téléphonique accrochée sur l’enceinte du bâtiment principal.
Ce n’est pas une expérience transformationnelle, je n’ai pas eu d’illumination. J’étais juste là pour faire mon boulot, le seul qui me semblait important. J’avais 19 ans et une idée plutôt vague de ce que ma vie allait être mais je sentais qu’il fallait que je sois là et pas en stage linguistique en Chine – ce qui avait été mon plan initial pour cet été-là.
Depuis, j’ai souvent fantasmé de recommencer. De partir en retraite pour écrire, pour finir des projets. Entre temps, ma vie a pris de ces détours qui font la singularité d’un parcours et j’ai commencé à travailler pour la télévision, je me suis marié, je n’ai pas retrouvé cette option. Ma version d’une retraite professionnelle était de partir une semaine au festival d’Annecy pour renforcer mon réseau professionnel et essayer de décrocher des contrats – parce que c’est ce que fait un scénariste: il entretient son réseau avec ses producteurs afin d’obtenir plus de commandes.
J’aimais ça. J’aime l’énergie des festivals, l’hyperactivité, l’aperçu des projets en cours de développement (dont beaucoup ne verront jamais le jour), les rencontres enthousiastes (enthousiasme qui retombe en général assez vite une fois le festival terminé), les nuits blanches, l’endormissement dans les salles de projection, la collocation, le sentiment de faire partie d’une grande famille professionnelle.
Puis ma vie a pris d’autres détours. J’ai arrêté les travaux de commande pour me concentrer sur mes projets, j’ai divorcé et j’ai accepté que j’avais besoin de vivre seul si je voulais préserver mon équilibre émotionnel et psychique. Et depuis trois ans, tous les mois d’août se transforment en retraites. Bordeaux se vide de mes amis, je me déconnecte du monde, je ferme mon école et je m’attèle à mes projets d’écriture personnels.
Un été je travaille sur un roman, un autre sur des appels à textes, tout dépend de ce dont j’ai besoin à ce moment pour avancer mon projet de vie professionnelle. Je n’avance pas toujours bien, je n’avance pas toujours de manière visible, mais je suis pleinement authentique, c’est-à-dire que pendant trois semaines, je vis à mon rythme (écrire le matin et le soir et la nuit) et j’écris. Je suis en train de mettre des mots sur la page pour raconter des histoires. C’est souvent raté, comme c’est en général la règle en matière de créativité, et c’est ainsi que j’avance.
J’aime cette solitude. J’en ai besoin. J’ai besoin de m’isoler et de sentir que je respecte ma vocation et que j’avance vers le destin que je me suis choisi.
J’ai parfois du mal à me dire que j’ai 36 ans et que j’en suis encore là, encore en train de chercher cet équilibre ou – plutôt qu’un équilibre – les modalités d’existence qui me permettraient de me sentir en pleine authenticité la grande majorité du temps et pas seulement trois semaines en été et peut-être deux semaines en hiver.
Le reste du temps, c’est compromis et négociations entre les exigences de l’existence et les exigences de l’art. Entre la vie de père et la vie d’auteur. Entre le boulot que j’adore mais qui n’est pas assez « pur » et le boulot qui est dur mais qui est ma raison d’être.
Je me sens toujours un peu capricieux quand je cultive ces idées, parce que j’ai créé un métier de passion et que j’ai dégagé du temps pour mon écriture (je ne parle pas de passion quand je parle d’écriture parce que c’est un aspect trop prégnant de mon identité pour être résumé comme ça). Pourtant ça ne me suffit pas. Je cherche encore à décoder la manière d’être au plus proche d’un 100% de respect de mon identité d’auteur.
Ce n’est pas une question triviale parce que la dissonance que je ressens à ne pas faire qu’écrire des livres, à ne pas dériver 100% de mes revenus de mon écriture, à ne pas être – à mes propres yeux – un « vrai » auteur, cette dissonance est source d’une souffrance psychique bien réelle qui nourrit une honte profonde de ne pas être assez honnête avec moi-même, de me trahir et de ne pas être à la hauteur de mon existence.
Le problème c’est que ma représentation d’un « vrai » auteur est ancrée dans le fantasme d’un Idéal presque platonicien de l’auteur comme cet individu uniquement créatif, nourri d’encre, relié à l’inspiration comme sous intubation. Cette représentation ne partage rien avec la réalité des vrais auteurs (sans guillemets cette fois) qui vivent dans des situations souvent précaires, se battent pour dégager du temps et de l’énergie afin de réussir à écrire, consacrent – s’ils veulent avoir la moindre chance de réussir – au moins autant de temps à leur promotion active qu’à leur écriture et accumulent petit résultat après petit résultat pour finalement rassembler un semblant de notoriété et un semblant de revenu tout juste suffisants pour survivre.
Peut-être que je ne peux pas me résoudre à ne faire que survivre. Et que je ne peux pas non plus me résoudre à ne pas faire qu’écrire, publier, et vendre mes livres. La réalité paradoxale (une partie de ce paradoxe étant que la réalité de la majorité des artistes, c’est la survie) de ce double refus du principe de réalité est excellente, même si elle est douloureuse. Douloureuse parce que tout état de tension l’est. Excellente parce que la tension est une porte ouverte à la découverte d’une solution créative.
Sans frustration ni situation tendue, la créativité n’a pas de socle sur lequel s’appuyer, pas d’objectif, pas de troisième option à imaginer et inventer.
Je ne suis pas en train de dire que je veux rester à l’intérieur de cette tension mais que le fait de la maintenir est le meilleur moyen de la résoudre. En étant conscient des termes de ma frustration, j’offre à ma pensée créative le cadre à l’intérieur duquel elle peut le mieux s’exercer et celui qui me permettra le mieux de m’affranchir de mon paradoxe… en attendant le suivant.
Une vie créative est faite d’une succession de tensions en attente de résolution. Je vise le moment où les seules tensions que j’aurai à résoudre seront celles que mes histoires me présenteront, mais j’ai le sentiment (basé sur plusieurs années de recherche et de documentation sur la condition de l’artiste) que ce moment n’arrive jamais. Ou, s’il arrive, qu’il marque la fin de la carrière de l’artiste.
Que cela ne vous fasse pas conclure que l’artiste est un individu torturé, je n’adhère pas à cette vision née d’une représentation normative du monde, mais un individu qui cherche à voir au-delà du simple contentement, qui vise une amélioration constante de la condition humaine. Il le fait de l’intérieur, pas en ajoutant de nouveaux outils ou de nouveaux jouets dans le monde, mais en travaillant avec la matière psychique, en œuvrant vers une meilleure reconnaissance des singularités, la sienne d’abord, puis celle de son univers et de son public (sa tribu).
L’artiste réunit. Il rend visible l’invisible, offre un point d’accroche et de reconnaissance à d’autres qui n’ont pas (encore) la clairvoyance, le courage ou la possibilité de se lever et de dire leur unicité. L’artiste offre un refuge, un point de rencontre et de reconnaissance, un espace où l’identité n’est pas un fardeau mais un cadeau.
Et pour ces raisons il est indispensable que je continue à m’isoler le plus souvent possible, que je poursuive ma quête (peut-être impossible, qui sait ?) d’authenticité, et que je déploie et investisse le maximum de ressources possibles pour son accomplissement. Difficile ou non, laborieuse ou pas, douloureuse ou caressante, cette recherche d’idéal n’est pas un caprice mais une responsabilité.