Il est là, le fil conducteur. Dans l’agitation et la charge mentale, dans l’omniprésente stimulation de l’extérieur, dans les sollicitations, dans le temps qui ne m’appartient pas, ce qui se joue c’est l’effacement de mon individualité, de ma singularité. Je m’émousse. Je me lisse. Je suis comme le fer de hache qui ne tranche plus. J’écrivais dans le bus, hier seulement, « I’ve lost my edge ». J’ai perdu de mon mordant. Épuisé par le manque de solitude, de sommeil, par la violence d’un rythme imposé de l’extérieur contraire à mon rythme naturel le plus, à la fois, doux et optimal (deux mots qui vont rarement de pair, dont l’association me paraît pourtant être évidente), par l’omniprésence de voix qui ne sont pas les miennes, j’en perds ma sagacité. « Je pensais quoi, déjà ? » Pas étonnant, dans ce contexte, que je me précipite sur la première injonction venue. Elle repose. Elle remplit le vide laissé par ma pensée évaporée. Ce n’est pas juste l’acuité intellectuelle, c’est aussi la sagacité émotionnelle. Les nuances s’effacent. Tout se mélange en une mélasse informe où l’émotion n’est plus qu’une caricature d’elle-même. Où sont mes profondes mélancolies ? Mes jubilations contemplatives ? Les petites craintes qui me servaient de boussole et m’aidaient à orienter ma barque ? Mon intuition reposait sur elles. Désormais, mon intuition est aux abonnés absents. « Le numéro que vous avez demandé », etc.
Alors puisque j’oublie qui je suis, il est urgent de me retrouver. Je m’éteins. Je passe plus de temps chaque jour à essayer d’entretenir la braise —Non. À l’empêcher de s’éteindre. Non, à la ranimer ! — qu’à être ou à faire. C’est un effort terrible que d’arriver à entendre le murmure qu’est devenue ma voix, que de distinguer la lueur épuisée de mon feu intérieur. Pas étonnant que je n’écrive plus !