Elles sont amusantes les limites artificielles que nous nous donnons, les croyances limitantes que nous décidons de considérer comme des vérités absolues. En particulier en ce qui concerne notre identité.
Mon rapport à l’écriture est constant quoiqu’irrégulier. Ecrire fait partie de moi depuis que je sais dessiner des lettres. Mon premier « roman » s’intitulait « Le petit garçon découvre ses pouvoirs » et je l’ai sans doute écrit quand j’avais sept ans.
J’alterne, depuis cette époque, entre des phases d’hyperproductivité et des phases d’aridité, entre des phases de doute et des phases de confiance exacerbée par rapport à mon identité (de « je suis un simulacre d’auteur » à « je suis Auteur, c’est mon essence »). J’ai fini par apprivoiser ces étapes, à les comprendre comme ce nécessaire mouvement de balancier entre maturation et exécution, entre conception et construction.
Identité tiraillée
Dans cette question de mon identité, il y a depuis longtemps, comme un tiraillement entre une littérature « noble » et une « sous-littérature ». Je suis lecteur de tout – ou presque – et une bonne histoire est une bonne histoire, peu importe son genre.
Pour une raison qui ne m’échappe pas complètement, alors que je suis un auteur éclectique, je rechigne à suivre certaines de mes envies. Je peux avoir envie de science-fiction, par exemple, mais me forcer à écrire des textes plus contemporains et réalistes, et j’en souffre.
C’est pourquoi j’ai décidé de le répéter – peut-être qu’à force de le dire, je finirai par l’entendre : je suis un auteur de l’imaginaire. J’aime lire, voir, jouer, et écrire dans des mondes parallèles où les créatures formidables côtoient les magiciens, où la technologie s’est invitée à l’intérieur de l’humain pour le multiplier, où le voyage spatial est une évidence, où les planètes sont habitables et habitées par les humains sans que j’aie besoin d’expliquer comment c’est possible techniquement.
J’aime l’action et l’aventure gratuites (elles ne le sont jamais) et qu’elles révèlent les personnalités, les tensions relationnelles, les rêves et les cauchemars de mes personnages.
Et alors ?
Ce qui est risible, c’est que personne n’y trouve rien à redire. Les gens me tapent l’épaule en disant: « cool! » et ils passent à autre chose. Et moi je suis là, pantelant après ma diatribe, à justifier et à défendre mes choix artistiques contre … qui et quoi au juste ?
Une image de moi que personne n’a jamais vraiment déplorée, sauf peut-être mon père, une fois, mais ce n’était pas pour la déplorer, c’était pour s’en étonner.
Générations décalées
Il paraît que chaque le génération est en décalage avec celle qui la précède. La mienne a été nourrie de jeux vidéos et de dessins animés, de culture de masse japonaise plus qu’américaine, et s’est construite dans un monde d’après Star Wars, qui a rendu la SF mainstream.
Le jeu et l’imaginaire ont été constitutifs de qui je suis devenu et une partie de moi sans doute regardait le monde des adultes dans lequel rien de tout cela n’existait de façon sérieuse, et pourtant une autre partie de moi continuait de grandir tout en conservant et même en voyant s’amplifier le goût d’une culture plus tard devenue « culture geek ». Je vieillissais mais je ne devenais pas cet adulte respectable dont je m’étais construit une certaine image. Au contraire, je restais exactement qui j’avais toujours été: créatif, imaginatif, curieux, enthousiaste et pas très sérieux.
Alors je crois que j’ai eu du mal à me considérer adulte quand, arrivé à l’âge de la respectabilité, je n’étais toujours pas comme ces adultes de mon enfance et tout ce qui n’entrait pas dans les bonnes cases, j’ai cherché à le gommer.
Pourtant, j’ai aussi cherché à le conserver. J’ai écrit des dessins animés, critiqué des jeux de société, mais tout en luttant pour devenir respectable. Déjà au CEEA, mes profs et mes camarades me disaient: « Écris de la SF, écris de l’aventure, pourquoi est-ce que tu t’entêtes à vouloir faire autre chose ? »
Je n’étais pas capable de l’entendre.
Impératif catégorique personnel
Le plus fascinant pour moi dans tout ça c’est que j’ai fait ça tout seul comme un grand, m’imposer ces limites. Je ne peux pas dire qu’on a fait de moi ce que je n’étais pas parce que c’est tout l’opposé qui s’est produit. Tout le monde m’a toujours encouragé à être authentique, à respecter mon identité: mes parents, mes profs, mes éditeurs, mes producteurs, mes amis.
Pourquoi j’ai ressenti le besoin d’aller voir ailleurs si j’y étais, c’est une question trop spéculative pour que je m’amuse à lui chercher une réponse mais il y a là une ironie qui ne m’échappe pas.
Le plus dur dans la vie semble être de s’autoriser à être soi et d’arrêter de croire que les autres ont un mode d’emploi que tout le monde cherche.
Je crois qu’il y a en moi cette culture du martyr, cette idée qu’il me faut souffrir pour mériter ma vie. Ecrire, en particulier de la science-fiction, n’est pas douloureux. C’est un plaisir, une évidence, cela se déroule avec fluidité. Les univers et les personnages vivent déjà en moi, ils existent et font leur vie sans que cela n’ait besoin de bouillonner. A cause de cette évidence, j’ai l’impression qu’il manque quelque chose alors que je serais plus inspiré de saisir l’opportunité, de plonger dans le fleuve et de me laisser emporter par le courant en produisant ces textes avec l’aisance qui les accompagne.
J’apprends. Qu’y a-t-il d’autre à faire ?
« Ce que je trouve le plus dur dans la vie, je disais à Eric, c’est qu’on doit tout apprendre sur le tas et en même temps: l’argent, l’amour, l’art, les autres, soi, être père, être chef d’entreprise, être auteur, être amant, ami, fils, adulte… »
Souvent j’imagine un monde dans lequel tout s’arrête pour un an, toutes les contraintes, tous les devoirs, les problèmes de santé, les factures, les guerres, la télé réalité. Une année sabbatique de silence et de flottaison. Une année de repos pour s’enfermer dans une bibliothèque et lire les philosophes ou s’allonger dans l’herbe et rêvasser sous la pluie.
Patience, me dis-je, un apprentissage à la fois, une leçon de vie après l’autre.
Et puis je sors de chez moi, dans l’agitation de la culture de l’immédiateté, et je me rappelle que pendant que je prends mon temps pour apprendre qui je suis, le reste du monde s’épuise à être quelqu’un d’autre.