Quelles meilleures questions puis-je me poser pour me rapprocher de la vie que je veux vivre ?
J’ai appris beaucoup, ces cinq dernières années, sur moi, sur ce que je veux et ne veux pas, sur ce qui est ajusté dans mes aspirations et sur ce qui l’est moins.
Je l’ai fait, pas en me tournant les pouces ou en remplissant des carnets (même si j’ai beaucoup rempli de carnets aussi) mais en tentant des expériences nouvelles. Certaines de ces expériences m’ont nourri et fait grandir. D’autres m’ont laissé l’impression d’impasses. Arrivé au bout du chemin, rien. Ça n’avance plus.
J’aime l’image du labyrinthe classique. Pas celui dont il faut sortir, mais celui dont il faut trouver le centre. Au centre se trouve une récompense. Une sculpture ou un parterre fleuri, un symbole de la beauté ou de la vérité. Ma vie me donne cette impression. Chaque expérience est un embranchement. Certains n’aboutissent nulle part, d’autres me rapprochent du centre. Parfois je trouve le centre et le centre est un nouveau labyrinthe. Une énigme dans l’énigme.
Tout — mes amitiés, mes rencontres, mes conversations, mon quotidien, les expériences qui me font douter de moi et celles qui m’énergisent — me ramène, inlassablement, depuis toujours, à la question centrale de la relation amoureuse. Pas dans le sens de la romance populaire ou de la comédie romantique qui reproduisent les schémas relationnels vieillots du XIXe siècle. Mais dans le sens d’une réflexion vivante et vécue sur l’amour comme une acceptation totale et une célébration sacrée de l’individualité, de l’entièreté, de la liberté absolue d’autrui. L’amour, non comme une prison mais comme un écrin qui désire l’épanouissement le plus radical, le plus total de ses partenaires. L’intimité comme règle de vie, comme norme relationnelle, pas comme l’exception.
Dans une autre vie, je m’étais imaginé coach relationnel. Accompagner les individus vers une plus grande justesse dans leur relation à eux-même et aux autres. Pas thérapeute de couple mais offrant un espace où seraient accueillies la sincère aspiration de chacun à s’aimer sans condition, à se construire une base solide d’autonomie émotionnelle, à accepter toutes les nuances et les saveurs de ses aspirations romantiques. À accepter leur évolution, leur irrégularité, l’évolution cyclique de son désir, d’accepter ses besoins de solitude et de tendresse, de connexion et de retour sur soi.
J’ai reçu comme ça une douzaine de personnes, pour expérimenter.
Et puis je me suis arrêté là.
Ça m’ennuyait.
Ce qui ne m’ennuie pas, c’est de raconter des histoires. Des histoires de rencontres. Des histoires d’amour qui ne se concluent pas par le désuet « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Des histoires qui explorent des modalités relationnelles différentes. Moins limitantes. Moins codifiées.
Dans la vie, c’est un challenge. Sans doute le meilleur des challenge avec le fait d’élever des enfants capables d’avoir confiance en eux-mêmes, et avec le fait de monter une entreprise capable de nous offrir le mode de vie dont nous rêvons. Le challenge, c’est de s’élever. De contribuer à ce que le monde soit un peu plus beau, un peu plus lumineux parce que nous y avons fait un tour. De faire en sorte de laisser plus de sourires que de larmes sur notre passage, plus de douceur que de froideur.
Un défi, ça veut dire que ce n’est pas facile. Qu’il y a beaucoup d’erreurs. Qu’on trébuche souvent. Que parfois, on s’étale face contre terre et qu’on pense que c’est la dernière fois, cette fois, celle dont on ne se relèvera pas. Un défi c’est aussi un sentiment d’humble fierté, de profond accomplissement quand quelque chose fonctionne. C’est pour m’en souvenir que j’ai le cap Horn sur le bras. Le traverser est une gageure mais si l’on y parvient, on a relié deux océans qu’un continent sépare. Le symbole a son importance.
Ces dernières semaines, je suis en crise. Crise de sens. Crise de légitimité. Crise d’avenir. Crise de valeurs. Crise d’identité. Paris m’a brassé. Pas la ville mais ce qu’être ailleurs a ranimé. Je ne sais pas ce que c’était mais quelque chose de l’ordre des parts de moi que j’ai perdues de vue. Quelque chose de l’ordre de l’homme que je veux être et de la vie que je veux vivre. Et encore, c’est trop vulgaire de l’exprimer de cette façon. Il y a en jeu une réalité plus essentielle pour laquelle je n’ai pas encore de mots.
Hasard ou synchronicité, je revois É. sans préméditation. On parle de mille-et-une choses dont plusieurs me remuent l’âme. M. m’appelle et se raconte avec beaucoup de douceur et une certaine inquiétude face à l’immense horizon qui s’ouvre devant elle. Je déambule au gré des podcasts. Je m’interroge sur les leçons à tirer des expériences décevantes des cinq dernières années, de leur façon bien à elles d’éclipser toutes les expériences exaltantes de cette même période. Arrive-t-on à un seuil d’expériences suffisant pour, telle une sorte de masse critique, faire éclore un bourgeon de sens ?
J’ai appris des choses sur moi. Sur d’autres directions dans lesquelles je n’ai pas envie d’emmener ma pratique de l’écriture. Sur les choses qui sont importantes pour moi dans la vie. Sur les ambitions frustrées de mon ego et l’importance de les satisfaire. J’ai compris, par exemple, que je ne prenais pas plaisir à l’écriture de commande, fut-elle rémunérée, parce que la rémunération n’est jamais assez élevée pour compenser la perte de liberté artistique. Parce que je n’écris pas pour donner vie à l’imaginaire des autres, mais pour explorer joyeusement mes abysses et connecter à la justesse de mes lecteurs. Et tant pis si ça n’est jamais populaire. Tant mieux si cela reste confidentiel.
J’ai besoin, pour m’épanouir, de pouvoir tordre le langage, de pouvoir raconter des histoires qui ne cochent pas les cases de ce que « le marché veut » — personne ne sait ce que veut le marché. J’ai besoin de me sentir libre de plonger dans le brouillard de l’inconnu, de l’imprévisible. Oui, préparer le terrain. Oui, rassembler les lecteurs à l’avance, pour leur sensibilité parente de la mienne. Oui, relier les personnes avec amour dans la générosité du partage. Pour effacer un peu de l’incertitude, mais plus ce besoin maladif de prévisibilité qui m’a poussé à trahir ma justesse. Pas à chaque fois, ce serait mentir, mais plus d’une fois. Par curiosité, certes (« ce serait comment de… ») mais aussi par angoisse du manque.
Suivre la curiosité, oui, mais pas au-delà du stade où l’expérimentation est exaltante. Dès que cela devient trop laborieux, dès que cela m’ennuie, il est temps que je change. J’ai une bonne intuition de ce qui est bon pour moi. Elle s’exprime dans l’intensité avec laquelle je m’intéresse aux choses. Je sais distinguer la fatigue — qui rend tout laborieux — de l’ennui — qui m’alerte quant au fait qu’il est temps pour moi de quitter les lieux. Comment puis-je apprendre à écouter cet ennui de manière plus radicale ?
Comment puis-je élever l’exaltation au rang de valeur cardinale ? Je l’écoute et c’est elle qui détermine toutes mes expériences. Une soirée m’ennuie ? Je pars. Une formation m’ennuie ? Je ne reviens pas. Une personne m’ennuie ? Je coupe court à la conversation. Un projet m’ennuie ? Je prends de la distance.
Il ne s’agirait pas de couper les ponts mais d’interroger : qu’est-ce que l’ennui cherche à m’apprendre sur ce qui est en jeu ? Sur ce dont j’ai besoin ? Sur ce dont le projet ou la relation a besoin ? Comment puis-je réinsuffler du mouvement et de l’excitation dans cette expérience ?
Aujourd’hui, mon focus est sur mon écriture. Et ma réponse est de revenir à ma totale liberté artistique.
De toute façon, je ne sais pas pourquoi je m’arrache autant les cheveux, le plus important pour moi, l’essence de toute ma vie, c’est la quête de liberté.