Je terminai mon verre de rhum brun, douze ans d’âge. Dehors, il neigeait et j’avais besoin de courage. Dans la salle du bar, une femme dansait seule. Elle avait la peau chocolat, une robe collée à son corps ondulant épousait ses courbes prononcées. Ses hanches, son ventre, ses fesses, tout en elle était femme. J’aurais voulu coller mes lèvres sur ce corps couvert d’une fine pellicule de sueur, goûter le sel de ses pores. Il m’aurait suffi de repousser le coup de fil, faire comme si de rien n’était, continuer à vivre au jour le jour sans me soucier des conséquences. Je ne pensais pas en être encore capable. Quelque chose s’était brisé en moi, pardon pour le cliché. Surtout que ce n’est pas vrai. Rien n’était brisé. Quelque chose avait disparu. Pas mon insouciance mais mon implication dans le monde et dans ma vie.
Plus rien ne m’attirait. Je me foutais de tout. Je ne voyais plus l’intérêt de rien faire. Je fantasmais parfois que je frappais à la porte d’un monastère et m’engageais dans une vie de contemplation pure. A ce stade-là de mon existence c’est la seule vie qui me paraissait porter du sens. J’avais tout réussi. J’étais heureux dans mon mariage et avec mes enfants, j’avais créé le travail idéal, je gagnais confortablement ma vie et vivais dans l’appartement de mes rêves. Rien n’aurait pu être mieux. C’était sans doute ça le problème. Je n’avais plus rien après quoi courir. J’étais arrivé. Je savais que la route n’était pas terminée, qu’il y aurait des hauts et des bas, des luttes, des déconvenues, mais j’étais heureux et déterminé à le rester.
Ce qu’aucun manuel de développement personnel ne vous explique c’est que le bonheur c’est chiant. Je m’ennuyais. Ce n’était pas nouveau, j’avais commencé à m’ennuyer le jour où mon bilan annuel s’était équilibré. Je ne vivais plus dans la précarité, ni dans la peur de l’échec. Je savais avoir atteint le stade où rien ne serait jamais vraiment en danger. Le jour où j’avais fait mes calculs et où j’avais réalisé ça, je ne m’étais pas senti soulagé, comme je m’y attendais, j’avais juste ressenti un grand vide, un grand point d’interrogation. « Et après ? », m’étais-je demandé. Après, il n’y avait rien. Je pouvais grossir, je pouvais gagner du temps, je pouvais faire n’importe quoi.
Le problème c’est qu’il n’y avait plus d’enjeu. Je ne mangerais plus jamais des soupes ramen par nécessité, je ne craindrais plus jamais de devoir reprendre un boulot juste pour payer les factures. Je n’étais pas riche, loin de là, mais je gagnais aussi bien ma vie que la moyenne de mes compatriotes, même un peu mieux. A cette différence près que je le faisais selon mes propres termes. Je ne rendais de compte à personne. Je définissais mes règles. C’était tout ce qui m’importait.
J’avais l’impression d’avoir décrypté la combinaison de la vie. Je pouvais être ce que je voulais, faire ce que je voulais, je réussissais tout. J’avais compris qu’il suffisait de se lancer, de s’adapter aux résultats et de persévérer. Rien ne me résistait. Ce n’était pas un gros secret. Ce qui le rendait si efficace c’était la propension des autres humains à ne pas agir, à s’enfermer dans leur zone de confort et à ne rien oser. Je commençais à envier leur ignorance, leur frustration et les rêves qu’elle engendrait.
Je devenais détestable. L’homme heureux qui s’ennuie. Je lisais le mépris dans le regard de mes interlocuteurs quand j’avais le malheur de partager mon expérience. Je prenais des détours. Je parlais du sens de la vie, de son absurdité, de la course effrénée et vaine après les richesses matérielles. Je parlais de spiritualité, de l’insatisfaction que m’apportait l’offre des principaux prestataires de service en la matière. Je ne croyais pas à ce que je racontais. Je me foutais du sens de la vie. Je voulais juste arrêter de m’ennuyer. Je ne voulais plus me lever le matin dans mon bonheur parfait. Je voulais douter. Je voulais craindre pour ma survie financière. Je voulais retrouver les flammes de la passion, la motivation qui vient du risque de tout perdre. Je ne risquais plus rien.
Je n’avais pas l’inconscience nécessaire pour tout risquer. J’avais mis en place des garde-fous, des sécurités pour assurer à ma famille qu’elle aurait un toit et un frigo rempli. C’était le problème. Quand je ne misais pas mon confort quotidien je m’ennuyais. Alors je prenais des demi risques. Je lançais des projets qui risquaient de ne pas marcher. Mais s’ils ne marchaient pas, les conséquences étaient minimes. Le projet mourait mais je ne subissais aucun revers.
La poisse.