Mon téléphone est tombé, l’antenne s’est délogée. C’est mon hypothèse parce que je ne l’ai pas fait diagnostiquer. C’était il y a plus d’un mois. Depuis, il ne capte plus le réseau quand je suis à l’intérieur et dehors seulement dans certaines rues dégagées et proche des antennes GSM.
Je ne suis plus joignable, sauf par Internet.
Mon ordinateur est vieux. Il a beaucoup bourlingué et il a une tendance à surchauffer. La carte wifi a grillé. Il la reconnaît une fois de temps en temps, quand ça lui chante. Si je veux me connecter, je dois utiliser un câble. Ca me rappelle les débuts de l’Internet et les modems. Ça fait presque un an que ça dure. « Ça se change facilement » ou « Achète un nouvel ordi » sont des conseils que je reçois mais je ne veux pas changer d’ordinateur et je ne veux pas changer de carte wifi.
J’utilise Facebook pour publier du contenu mais jamais pour en consommer, ou seulement (et c’est très très rare) sur des groupes privés très ciblés. J’ai même installé une extension (Newsfeed Eradicator) qui bloque les mises à jours de mon mur (je crois qu’on dit « timeline » maintenant).
Ces temps-ci j’envisage de supprimer mes boîtes mail et de n’être joignable que par courrier physique. Et j’y viendrai. Ce n’est pas une question de « si » mais de « quand ».
Je lis Deep Work, de Cal Newport et je me souviens de ces trois semaines au couvent de Pradines pendant lesquelles j’ai écrit et rien d’autre. Et de ces multiples séjours à la montagne, seul, où j’ai fait la même chose.
Si la vie est une série de choix, l’un des plus importants me semble être celui de ce que l’on choisit de créer. Il n’est pas tant question de l’héritage que l’on laisse mais de savoir ce que l’on verra quand on se retournera pour regarder le chemin parcouru, à la fin.
Et si une vie bien vécue est une vie consacrée à faire émerger ce qui est vraiment authentique et singulier en soi, ce que l’on est seul à pouvoir penser, inventer, imaginer, créer, alors un certain isolement semble indispensable.
Il faut du temps de silence, de dialogue avec soi, de contemplation, pour laisser émerger ce qui est vraiment soi en soi.
Une tendance naturelle de l’humain a l’air d’être de fuir l’ennui, mais l’ennui est le foyer de la créativité. C’est parce qu’il s’ennuie que le cerveau invente des concepts, qu’il plonge dans ses profondeurs, qu’il se force à dépasser le confort de ses pensées passées. Alors l’humain invente des distractions pour échapper à l’inconfort de l’ennui et ces distractions deviennent son activité par défaut. Au lieu de contempler le monde pour percevoir ce qui bouge derrière le voile de la réalité immédiate, il s’anesthésie à coups d’adrénaline et de dopamine.
La gratification instantanée remplace la patience, l’urgence efface l’ennui comme une couche de papier peint dissimule les lézardes.
Faire le choix du non-remplacement de mon antenne et de ma carte wifi, comme j’ai fait le choix il y a des années maintenant de ne pas avoir de télévision et de ne pas écouter la radio, c’est faire le choix de vivre ma vie selon mes propres termes. De la même manière, je passe au moins une heure chaque matin sans lire ni écouter de musique ni parler à quiconque pour laisser ma voix s’élever dans ma tête, pour entendre quelles pensées se sont construites pendant la nuit.
Si la confrontation à autrui est essentielle pour construire une pensée articulée, elle ne peut pas jouer son plein rôle s’il n’y a pas, d’abord, une pensée originale à articuler.
Trop souvent, je me suis surpris à remplacer l’ennui par un message envoyé à droite ou à gauche, par un regard dirigé vers ma boîte de réception, par l’envie d’un coup de fil. Céder à cette envie c’est se cacher d’une avancée dans ma recherche.
De quoi êtes-vous chercheur ?
Je suis chercheur en philosophie, en art, en conscience aigüe de moi-même. Mon idée d’un weekend réussi entre ami, c’est de passer trois ou quatre heures par personne à interroger les objectifs, les freins, les blocages, de chacun. Mon idée d’une journée bien remplie, c’est une journée passée à lire et à écrire, à construire de nouveaux fils de pensée, à chercher d’autres manières d’être pour le monde.
Il existe autant de sujets de recherche que d’individus. Je connais des chercheurs en commerce, en justice, en amour, en émotions. Des gens qui cherchent leur place dans le monde et d’autres qui cherchent comment aider les autres à trouver la leur, des gens qui cherchent à mieux vivre avec les autres et d’autres qui cherchent comment mieux vivre avec eux-mêmes. Qui cherchent comment mieux séduire et d’autres qui cherchent comment mieux (faire) respecter leurs limites. Des chercheurs en physique qui cherchent comment le monde marche, et des chercheurs en psychologie qui veulent comprendre comment l’esprit fonctionne.
Nous avons tous quelques sujets de prédilection, quelques interrogations fondamentales sur l’essence de la vie. Et nous sommes tous gagnants quand quelqu’un prend le temps de contempler son sujet favori pour faire émerger de nouvelles idées. Et nous sommes tous perdants quand, au lieu de se confronter à son ennui, ce même quelqu’un allume Facebook, sa télé ou ouvre sa boîte mail.
C’est un équilibre à trouver, sans doute, entre immersion créative et confrontation à l’autre. Comme le dit Watts: « Je suis un philosophe, je débats. Si vous ne débattez pas avec moi, je ne sais pas ce que je pense. Je vous remercie pour votre courtoisie parce que grâce au fait que vous adoptiez un point de vue différent je comprends ce que je veux dire. »
Je suis radical. J’aime être en tête-à-tête avec moi-même et mon ennui. J’aime la vie ascétique d’un Miyamoto Musashi lorsqu’il écrit le Traité des Cinq Roues, d’un Jung à Bolligen, d’un Morihei Ueshiba. C’est ce qui me convient parce que j’ai cet amour de la pensée et de la plongée au long cours dans les cavernes de mon inconscient. Je suis du genre à passer sept jours en zazen juste pour voir ce qui en ressort.
Ce régime-là n’est sans doute pas bon pour tout le monde. Je postule qu’il faudrait néanmoins consacrer au moins trois ou quatre heures chaque jour à être dans l’isolement créatif et productif: pas d’Internet, pas de téléphone, une porte close et soi avec la liste de ses tâches les plus importantes. Le monde ne s’écroulera pas si vous vous en absentez pendant quatre heures, mais il risque de ne pas se remettre d’aplomb si vous ne prenez pas ce temps pour trouver vos solutions aux problèmes qui vous préoccupent.