Si vous ne savez pas ce qu’est la pensée en arborescence, ça ressemble à ça:
« Il manque 67 mots à mon billet sur la créativité. A deux mots près, je pouvais faire une blague sur le 69. Hey! Je pourrais me donner comme règle de toujours écrire 931 mots… ou non, 1069, parce que ça me ferait dépasser les mille, ce serait cool. Pourquoi ce serait cool en fait ? C’est un conditionnement social, parce que je n’aime pas le 69. Pourquoi je n’aime pas ça au juste ? {Images, souvenirs, sensations de 69 passés} Ah! Parce que je ne sais pas où diriger mon attention. Est-ce que je dois donner ou recevoir ? Comment peut-on donner et recevoir en même temps ? Ah! Je vais faire un billet là-dessus! »
Tout ça pendant que je suis en train de pisser. Tout ça parce que Florence m’a envoyé une photo des livres que lui ont offert ses amis sans la prévenir et parce que j’étais vraiment arrivé à 933 mots sur mon billet qui devait en compter 1000.
Donc, voilà.
Donner, recevoir, une équation difficile
J’ai une histoire compliquée avec The Art of Asking, d’Amanda Palmer (pour les flémasses, il y a aussi une conférence TED), parce que ça touche justement à quelque chose de sensible chez moi. Demander. Avoir l’humilité et la vulnérabilité de dire « j’ai besoin d’aide ».
Quand j’ai découvert ce livre, j’ai été assez surpris de 1) comprendre que j’avais ça (du mal à demander), 2) que c’était assez répandu et 3) que je n’étais pas sûr que ça ait à voir avec la peur du refus.
Je crois que c’est plus une question de mérite. Pour moi ça ressemble à « Qui suis-je pour mériter de l’aide ? » et au sentiment que je dois prouver ma valeur avant de recevoir quoi que ce soit.
Sexuellement, c’est particulièrement vrai. Si je n’ai pas fait jouir une femme trente fois, je n’ai pas le sentiment de mériter qu’elle me donne du plaisir ou de partager mon plaisir avec elle. Après, une fois que je l’ai faite jouir trente fois, c’est différent. Il y a des exceptions, mais là je parle de sexe d’amour.
Mais c’est vrai aussi professionnellement.
Je ne promeus pas assez mes livres. Mais c’est parce qu’il faut d’abord que j’en ai écrit assez pour mériter qu’ils soient vus. Assez, c’est combien ? Trente me semble un bon nombre.
Je dis trente, c’est arbitraire. Je n’ai pas calculé le nombre d’orgasmes donnés à partir duquel je me sentais assez méritant pour jouir. Ou le nombre de livres qu’il faut que j’ai écrits pour me sentir assez méritant pour les vendre.
Prenez trente comme un nombre symbolique. C’est plus que dix mais moins que cinquante.
Recevoir, donner, une question d’humilité
Recevoir demande une humilité dont je ne me sens pas capable. Ce n’est pas qu’une question de mérite, c’est aussi une question de fierté (ie d’ego). Recevoir sans être redevable, sans me dire: « je le rendrai puissance dix », c’est ça qui est difficile. C’est pourtant ça qui est le vrai don de soi, de sa fragilité.
Donner c’est autre chose, c’est plus facile et valorisant. Donner c’est faire preuve de puissance et de largesse, voire de sacrifice. Ce n’est pas un vrai don s’il est motivé par la fierté de dire: « Regarde, je donne » mais souvent, c’est quand même comme ça que ça se passe. Je travaille au quotidien pour être généreux, pour donner sans fierté, pour donner avec humilité, justement. Par amour.
Donner <> recevoir
Être celui qui donne et celui qui reçoit en même temps, n’est-ce pas là le secret de l’amour ?
Avoir l’humilité de s’offrir à l’autre et de recevoir l’autre en offrande ?
Faut-il pour cela parvenir à une dissolution de la conscience, qui n’est pas équipée pour se concentrer à la fois sur la sensation du don et sur la réception ? Le 69 n’est-il pas le meilleur terrain d’expérimentation pour cela ?
69 sexuel, mais aussi professionnel, spirituel, amical, …
Donner <> Recevoir dans un même mouvement circulaire qui n’a ni début ni fin. Personne n’initie le don, personne ne reçoit en premier, tout est simultané. Je donne = je reçois sans lien de causalité.
Vulnérabilité
D’où il découle qu’il faut créer une habitude de la vulnérabilité si l’on veut faire l’expérience la plus complète de ce que la vie peut nous offrir. Il se cache dans ce cercle une once de sagesse et un chemin vers une forme d’apaisement, une voie vers le bonheur. En bon philosophe, je me dois de l’explorer.
Il ne s’agit pas de recevoir plus sur un plan matériel, mais de travailler à percevoir l’intégralité d’une situation.
A chaque instant: Suis-je en train de donner ? Quoi ? (Moi, mon temps, mon savoir, mon énergie, mon attention, …)
Suis-je suis en train de recevoir ? Quoi ?
Comment est-ce que je me sens ? Ai-je la sensation de mériter/ne pas mériter ce que je reçois ? Suis-je fier de donner ? Est-ce une fierté généreuse (« je suis un bon être humain ») ou une fierté égotiste (« je suis meilleur que les autres ») ? Comment puis-je travailler sur ces sensations pour être dans la générosité vraie du don et la générosité vraie du recevoir ?
Il s’agit à chaque instant d’ouvrir son coeur pour recevoir sans se juger digne ou indigne (parce que se juger digne du don, c’est déjà n’être plus généreux, c’est déjà sentir que l’autre nous est redevable) mais simplement en acceptant l’offrande.
Plaisir
Cette escapade du côté de la spiritualité ne doit pas faire oublier qu’à la base de toute expérience terrestre (en particulier celles incluant l’usage d’une ou plusieurs bouches), il y a le plaisir. Si vous êtes sur Terre pour vous faire du mal ou vous ennuyer, c’est un peu dommage. Donc dans toute cette quête vers le satori via la circularité don <> réception (et pas don <> contre don comme chez Mauss, je ne parle pas ici de cette forme-là de réciprocité du don), le maître mot sera: plaisir!
Plaisir d’offrir, joie de recevoir et autres expressions consacrées, mais surtout de la joie, de la joie, de la joie. Il n’y a pas de culpabilité du don égotiste, pas de culpabilité de la réception gênée. Comme dans toute quête existentielle, le plaisir vient de l’augmentation de la conscience, pas du respect d’un impératif spirituel. Oui, idéalement vous donnerez <> recevrez mais comme tout idéal, il trouve sa valeur dans les efforts que vous consentez pour l’atteindre.
Autrement dit, pratiquez le tête-bêche avec le sourire (mais sans les dents!)