#MeuhToo

J’ai écrit cette nouvelle pour le prix Hemingway 2023. Elle n’a pas été retenue. Je la rends disponible ici dans son intégralité.

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La prolifération technologique nous a apporté son énième révolution : la parole animale. Non seulement de nouveaux dispositifs nous permettent de dialoguer avec les animaux, nous découvrons en eux des penseurs remarquables.

Pablo Grünwenn, le coq défenseur de la “Routine Prématinale” a éclipsé en quelques semaines les plus grands succès du développement personnel.

Mirande Squick, l’écureuil star des universités, a chamboulé notre conception de l’univers avec ses conférences sur le thème “Sol-Tronc-Canopée, le chevauchement du cosmos”.

Denis la Baleine a plié le game du stand-up avec un genre de comédie si inédit qu’il porte son propre nom : la splash comedy.

Mais le dernier grand bouleversement social apporté par la libération de la parole animale a démarré sur les réseaux sociaux. Porté par un collectif bovin, mêlant vaches laitières, bœufs à viande et taureaux, continuant une désormais tristement célèbre tradition de dénonciation publique, ce mouvement brise l’omertà du non-consentement animal. Les témoignages pleuvent sur les réseaux, regroupés par les média sous le nom du hashtag qui a tout commencé :

#MeuhToo

Twitter, 18 juillet.

“Il venait tous les matins avec ses mains glaciales et son odeur rance. Il me flattait la croupe. Saisissait mon pis. Appliquait la suceuse. Je protestais. Il criait “ta gueule” #MeuhToo”

“Mon père était un noble andalou au front fier. Il m’a appris le nom des fleurs qui chantent dans l’estomac. C’était un esthète. Un matin, ils l’ont chargé pour l’emmener aux arènes. Le camion est rentré le soir. Ils en ont tiré sa carcasse sans vie sous mes yeux. Ses oreilles, tranchées. #MeuhToo”

“Je porte la parole de mes frères et sœurs d’élevage qui n’ont pas accès aux technologies. Partout dans les campagnes et dans les fermes, ils sont réduits au silence. On les bâillonne pour continuer la torture impunément. AnimalVoice™ pour tous ! #MeuhToo”

Quand une parole s’élève, une autre lui fait écho : celle de ses opposants. Tous les bovins ne se reconnaissent pas dans les propos du collectif. Cela commence par des commentaires individuels, sous les tweets, puis apparaît un nouveau hashtag #pastousleséleveurs. D’abord posté par les éleveurs eux-mêmes, qui s’émeuvent des conditions dans certains élevages, les dénonçant en faisant valoir que, chez eux, c’est différent, le hashtag est repris par les animaux nés et élevés par ces fermiers.

“Jeanine et Paul m’ont cajolé depuis la naissance. Ils étaient là pour aider ma mère à mettre bas. Jeanine m’a donné le biberon. Je gambade chaque jour dans des prés verdoyants. Je pleure pour les vaches qui naissent et meurent dans les élevages intensifs. Moi, je suis heureux. #pastousleséleveurs”

Quand les limites offertes par les réseaux sociaux ne suffisent pas, des articles plus longs fleurissent sur les blogs. Extrait :

“On va m’accuser de tous les maux, j’y suis prête. Ma parole aussi a le droit d’être entendue. Je suis mère de cinq veaux. Trois sont partis nourrir les humains. Le quatrième partira à la fin du mois. Je suis fière et honorée qu’ils aient été choisis. J’ai veillé à ce qu’ils soient en santé, qu’ils se fabriquent de beaux muscles généreux et tendres. Je leur ai expliqué l’ordre des choses dans la nature et ils se sont offerts en pleine conscience, en pleine acceptation de leur destinée, honorés d’être au service du grand cycle de la nature. Nos éleveurs ne nous ont jamais forcés, jamais maltraités. Ils vivent avec ascétisme pour nous offrir les meilleures conditions d’épanouissement. #pastousleséleveurs”

Mais c’est sur la corrida que le débat est le plus virulent. Peut-être à cause du tempérament sanguin des taureaux et des humains impliqués. Peut-être parce que le sujet concentre depuis toujours les passions les plus vives. Si la parole s’est ouverte sur les élevages, #MeuhToo s’est enflammé quand les taureaux se sont exprimés.

“Marre qu’on parle pour moi. Je suis taureau en corrida et je vous encorne. #MesOreillesMonChoix”

C’est ce tweet de Manolo D’Orro qui a enclenché l’escalade. Sa simplicité. Sa virulence — d’aucuns ont parlé de violence — a déclenché un tollé. Difficile, d’un point de vue sociologique, de savoir ce qui provoque une bascule. La canicule historique, la pluie qui jouait à cache-cache avec nous après deux mois sans précipitations, agitaient les nerfs. Les esprits, échauffés par des semaines d’épanchement bovin intime, les sensibilités se trouvaient à fleur de peau. Le vocabulaire choisi par D’Orro. La symbolique du hashtag, en référence à la tradition tauromachique qui consiste, pour le torreador, à trancher les oreilles du taureau qu’il affronte. Le choix de la provocation, mi-insulte, mi-menace… L’exégèse du tweet continue de faire couler de l’encre. Tous, cependant, s’entendent pour désigner ce tweet comme étant le domino qui a amené au tragique jeudi rouge.

21 juillet. 23h12. Marne-la-Vallée. Studio 225 B.

“Ni pour ni contre”, émission maîtresse de l’audimat dans la catégorie Débats Télévisés (37,9% de parts de marché), est en cours de tournage. Diffusion : LIVE.

La chaleur de la journée a éreinté la population. Un vent lourd, chargé de la promesse de la pluie, s’engouffre par les fenêtres ouvertes. Les éventails s’agitent au-dessus des peaux moites et nues baignées par la lumière bleutée des écrans de télé.

Manolo D’Orro, en plan serré, ricane tandis que la voix nous parvient en off du côté opposé de la table.

“Il faut un degré d’irresponsabilité criminelle pour aller affirmer sur tous les plateaux de télé qu’on peut être taureau et consentant à la barbarie qu’est la corrida. Imaginez le mal que vous faites aux jeunes veaux qui vous écoutent et vous regardent vous pavaner avec votre discours mortifère. Vous ne devriez pas avoir le droit de vous exprimer.

Cut. Le plan englobe maintenant tout le plateau. Le présentateur, Guillaume Pongre, dit “Tonton”, un humain au regard brûlant, le corps survolté par la cocaïne, coupe l’intervenant, un taureau auvergnat : le Docteur Armand “Le Doc” Pissenlit, premier bovin au monde à avoir obtenu un doctorat et intervenant chouchou des médias.

— Doc, vous avez déposé un moratoire sur l’usage d’AnimalVoice™…

— Tout à fait ! J’ai demandé à l’assemblée de définir un seuil d’intelligence, pas seulement intellectuelle mais également sociale et empathique, notamment — il y a quinze critères, qui sont détaillés dans une ébauche de projet de loi — qui déterminera qui aura le droit ou non à AnimalVoice™. Il me semb…

— Manolo D’Orro, le Doc est en train de vous traiter d’idiot et vous ne réagissez pas.

Le Doc tente de protester mais son micro semble avoir été coupé. Le silence tombe un instant sur le plateau. La lumière rouge du direct capte le regard de Tonton. Les assistants du réalisateur s’affolent. La télévision ne déteste rien plus que le silence.

— Manolo, une réaction ?

L’andalou rumine. L’œil fixé sur son adversaire. Il lâche enfin un ricanement sec.

— Je t’encorne.

Tonton jubile. Il sait que ses équipes sont déjà en train d’isoler cet extrait de l’émission et de le publier sur ses réseaux sociaux. L’audimat va grimper en flèche. Le Doc ouvre une gueule béante.

— Je t’encorne, reprend Manolo, parce que t’y comprends rien. T’es bien planqué derrière ton pupitre. Tu crois que la vie c’est dans la tête. Tu ne sais rien du sens des choses. On n’est pas faits pour crever de vieillesse, perclus de rhumatismes au milieu d’un champ fleuri. J’en ai vu des anciens. Je leur ai parlé. Tu leur as parlé, toi, aux vieux ? Ils se lamentent sur leur jeunesse disparue. Ils n’ont même plus la force de se moquer des voyageurs entassés dans les trains. Ils sont éteints. Ils n’ont aucune fierté. Nan, la vie c’est pas ça. La vie c’est le spectacle. Le frisson. Dans l’arène, on devient chasseurs. On s’élève hors de notre condition d’herbivores. Dans l’arène, je peux sentir le frisson du prédateur. Je peux vibrer d’excitation en sachant que je frôle la mort à chaque instant. J’échappe à l’ennui. J’échappe à la monotonie. Vous me faites marrer, tous, à jouer les effarouchés. À élever la voix pour qu’on vous laisse vivre plus longtemps mais sans désagrément. Vous voulez gommer les aspérités de la vie. Vous voulez qu’on vous cajole et qu’on vous enveloppe dans un cocon bien douillet sans aucun risque, sans aucune souffrance. Vous me faites pitié. Oui je vais à la mort. Et j’y vais la tête haute. Et parce que je sais que j’y vais, je ne perds aucun instant. Je mourrai avant toi, le Doc, mais j’aurai vécu chaque seconde quand tu auras passé ta vie à la craindre et à la fuir.

— Quand même, Manolo, vous n’avez pas l’impression de…

— Toi aussi je t’encorne. Je suis venu ici parce que les jeunes m’ont dit que je pourrais me faire entendre mais c’est du flan. Je me casse.

D’un coup de corne, Manolo arrache son micro. Il quitte le plateau, noble, le torse bombé. Le Doc embraye aussitôt :

— Exactement ce que je soulignais : immaturité, irresponsabilité et impulsivité ne devraient pas avoir droit de citer. C’est une invitation au désordre social.

L’émission fait tache d’huile. Le phénomène, jusque là cantonné au microcosme des réseaux, déborde sur les médias traditionnels. Un grand journal national titre, le 24 juillet : La parole libérée des taureaux donnera-t-elle l’estocade finale aux polémiques séculaires sur la corrida ? Rien n’est moins sûr.

“Après l’intervention de Manolo D’Orro sur le plateau de “Ni pour ni contre” (cliquez pour visionner la vidéo), de nouvelles voix se sont élevées tant chez les taureaux que chez les humains. Autour de Manolo D’Orro se rassemble une communauté de taureaux porteurs d’une vision totaliste de l’existence. Ils veulent, ce sont leurs termes, “bouffer la vie à s’en faire exploser les estomacs et crever le front haut”. Farouchement opposés à l’extension de la durée de vie au détriment de son intensité, ils revendiquent leur droit à une mort épique et spectaculaire comme point d’orgue d’une vie sans temps morne. Ils se réclament d’un patchwork d’influences, allant de la tradition du seppuku dans le Japon traditionnel aux sacrifices rituels chez les Maya, mais aussi de courants de pensée taurins encore peu connus des humains — les courants de pensée animale posent plusieurs problématiques de transcription sous des formes interprétables par l’humain. D’abord il y a la difficulté à traduire les langages — pour rappel, l’algorithme d’AnimalVoice™ n’est pas un traducteur à proprement parler et n’offre qu’une idée approximative de la pensée de l’animal. Ensuite, des différences fondamentales dans notre perception du réel compliquent la tâche de transcription. Seule Mirande Squick a jusqu’ici fait l’effort de mêler traduction perceptuelle, conceptuelle et langagière dans ses travaux de recherche. C’est une tâche titanesque et nous n’en sommes qu’aux balbutiements. —

À ces Totalistes s’oppose la communauté Meuh-Too, principalement des bovins venus de l’agriculture. Pour la plupart, ils découvrent tout juste la tauromachie. Ils portent sur elle un regard naïf autant qu’horrifié. À eux se mêlent les anti-corrida et les antispécistes, qui prônent une extension des droits de l’Homme à tout le Vivant. 

Alors que les commentateurs de la première minute affirmaient haut et fort que l’avènement d’AnimalVoice™ enterrerait une fois pour toute la tradition tauromachique, rien n’est aujourd’hui moins sûr. Au contraire, le débat s’amplifie. Des voix puissantes continuent de s’exprimer de part et d’autre de l’opinion. Bien malin qui saurait en prédire l’issue.”

La cacophonie alimentant l’hystérie, les débats montent jusqu’à l’Assemblée. Au palais Bourbon, les députés haussent le ton. Moratoire sur la parole animale (débattu entre humains), moratoire sur la corrida, sur les abattoirs, thinktank sur l’agriculture, les groupes de recherche et de réflexion se multiplient à mesure que la grogne enfle dans l’opinion. Des propositions de loi fusent. Les syndicats (d’agriculteurs, de bouchers, des employés d’abattoirs), les groupements d’animaux (qui n’ont pas encore gagné le statut de travailleurs ni, par extension, le droit de se syndiquer), la communauté des chasseurs, les ONGs environnementales, tout le monde a son mot à dire. La chaleur émousse les patiences. Les nuages s’accumulent sans jamais percer. Ils sont comme un couvercle posé au-dessus d’une cocotte. La chaleur les traverse et en reste prisonnière. Il règne sur toute la France une moiteur suffocante que rien ne dissipe. Les restrictions sur la consommation d’eau achèvent la mise sous pression.

Le 29 juillet, l’appel à la grève générale est lancé par les deux factions : Meuh-Too pour l’abolition de la tauromachie. MesOreillesMonChoix pour l’inscription de la tauromachie dans la Constitution. Géraldine Mayer, capitaine des CRS, prévient ses troupes : “Notre mission numéro 1 c’est de les empêcher de se croiser. Les itinéraires officiels se déploient dans des directions opposées mais nos renseignements ont repéré des petits gars qui veulent foutre la merde. Vu comment tout le monde a bien les glandes ces temps-ci, on est sur une poudrière alors vous serrez les rangs et vous me verrouillez bien ces cortèges, c’est compris ?”

Dans la rue, le 2 août, malgré les vacances, la foule est massée des deux côtés de la ville. Compacte. C’est bon enfant. Des chants antispécistes s’élèvent. Des animaux de toutes races avancent flanc à flanc avec des humains de tous âges. Une joyeuse clameur précède la mise en branle des cortèges.

Chez les MesOreillesMonChoix, Manolo est placé en tête de file. C’est lui qui scande les paroles de l’internationale totaliste, le mouvement idéologique qu’il a lancé, qui prône une vie pleine, sans temps morne. Le chant, composé en meuglements, n’est traduisible que par périphrases. “On est les êtres vivants. À poils, à plume et à peau. On est les êtres vivants. Vivants. Brûlants. On s’écorche le cuir sur les ronces et les barbelés. On s’empiffre d’azalées. On est les êtres vivants. Étoiles filantes. TGV hurlants. Sitôt arrivés sitôt partis mais la terre gronde de notre passage. Sitôt arrivés sitôt partis mais le ciel brûle de notre passage. On est les êtres vivants, etc.”

Sur les pancartes, on peut lire : “Non à la mollesse non à la vieillesse” ; “Je choisis ma mort pour choisir ma vie” ; “Pas né pour vivre comme un zombie” ; sans oublier l’inévitable, l’indispensable “Je t’encorne”, décliné sous toutes les formes, toutes les couleurs, illustré, imprimé sur des t-shirts, sur des flyers, des banderilles, des casquettes, des drapeaux, des ballons, la silhouette stylisée de Manolo en effigie. Partout, aussi, #MesOreillesMonChoix. Des prothèses circulent dans le cortège : oreilles tranchées portées comme un symbole de liberté et de vitalité. Certains brandissent des banderilles. D’autres agitent des capes et toréent sous les “Olé” joyeux des manifestants qui les entourent.

Le cortège s’ébranle. L’escouade de CRS Bravo, en civil, scrute la foule à la recherche des dissidents. Dans les oreillettes, la voix de la capitaine : “Restez calmes. Je veux pas d’émeute”.

De l’autre côté de la ville, la liesse se vit au rythme des percussions. Tambours, martèlement des sabots, cloches, sonnailles, accompagnent la scansion de slogans anti-corrida. “Droits de l’Homme, droits de la Femme, droits de l’Animal” ; “Du sang on n’en veut pas, ni dans l’arène ni sur nos mains” ; “Corrida, abomination, de toi on ne veut pas dans la constitution. Tauromachie, si tu lâches pas les taureaux, on va te faire la peau”. Des vaches, des veaux, arborent des colliers de fleurs, des guirlandes de cœurs, leur pelage rasé dessine les lettres de #MeuhToo. Des taureaux brisent leurs cornes en meuglant : “Je n’irai pas dans l’arène”.

Le cortège se met en mouvement. Des enceintes diffusent le chant révolutionnaire transpéciste “Allons ensemble, enfants de la nature”. Les CRS patrouillent les abords du cortège. “Pas de zèle les gars. Observez. Contenez. Canalisez”, rappelle la capitaine dans les casques où ses agents dégoulinent de sueur.

Les deux groupes de manifestants avancent de leur pas tranquille quand grésille la radio du QG mobile d’où Géraldine supervise l’opération. La police municipale rapporte une altercation, dans un autre quartier de la ville. Rien qui mérite son attention. Géraldine sent la pression qui monte. Elle se force à respirer. Tout va bien. Tout va bien. Les images des drones lui donnent une vision d’ensemble des deux manifestations. Quelle idée d’avoir autorisé des départs simultanés ! La préfète voulait éviter d’échauffer davantage les esprits en donnant préséance à un groupe plutôt qu’à l’autre. Une décision exceptionnelle pour des circonstances exceptionnelles. Tu parles. Une connerie, oui ! Maintenant, il y a deux fois plus de monde à gérer. Vus des drones, on dirait deux méduses qui s’étirent et se contractent pour avancer. Compactes à l’avant, plus élancées sur l’arrière. Deux méduses bariolées. Deux méduses dont un des bras s’éloigne du corps : “Unité Golf4, vous voyez ce mouvement ? Unité Alpha3, ça vaut aussi pour vous.”

“On est dessus, QG”. Silence à l’autre bout de la radio. Sur l’écran, les bras accélèrent. “Oh putain, ça démarre !”

Impact.

“Alpha1, Alpha 2, Golf 3, Golf 5, en renforts. Séparez-moi ça”.

L’agent Feuillard, de l’unité Golf 4, déploie sa matraque. C’est lui qui a crié “Oh putain, ça démarre !”

Au passage d’une rue transversale, les deux cortèges se sont vus. Les Totalistes ont provoqué les #Meuhtoos. “Olé, Olé”, appelaient-ils en agitant leurs drapeaux. Les autres l’ont mal pris. Un groupe de gars costauds et de bœufs énervés se sont jetés un regard qui disait “allons les calmer”. Il n’en fallait pas plus. Les autres, pas intimidés, ont rameuté leurs copains. Des banderilles apparues de l’arrière du cortège ont surgi dans leurs mains. C’est à ce moment que Feuillard a crié “Oh putain”.

Les CRS chargent mais les manifestants bloquent la rue. Ils sont trop nombreux pour passer. Même en tapant dans le tas. Même en utilisant les boucliers comme béliers. Les meneurs ont trop d’avance. D’un côté comme de l’autre. Leur impact dégage un nuage de sang. Les gouttelettes se dispersent au-dessus des manifestants en teintant l’air de rose.

“Golf ! Alpha ! Dispersez-moi ça“.

Feuillard est séparé de son unité. Il escalade une vache, grimpe sur des têtes, marche sur des épaules, saute sur un dos. La transpiration lui coule dans les yeux. Le sel de sa sueur lui brûle la rétine. Mais il voit.

“Oh putain oh putain oh putain !”

Il dégoupille son spray lacrymo, presse sur la détente sans réfléchir. Il asperge tout ce qu’il peut. Par réflexe de survie. Par peur. Par nécessité de stopper le carnage.

Un corps encorné, suspendu au front d’un taureau.

Un autre taureau au corps hérissé de banderilles. Il s’ébroue. Les banderilles s’agitent, solidement plantées. Son sang peint des motifs abstraits sur les visages qui l’entourent.

Feuillard dérape sur une épaule moins solide, se rétame. Le choc lui coupe le souffle. La foule, emportée par son élan, le piétine. Bottes, baskets, sabots, talons. L’entraînement prend le dessus. Feuillard roule sur le côté, balaie l’air pour faucher les jambes qui, sinon, s’abattraient sur lui. La visière de son casque est fendue. Il a perdu sa matraque et son spray. Dans l’oreillette, les cris fusent. Par-delà son casque, il perçoit les grondements étouffés des manifestants devenus combattants. C’est le chaos. Son gant s’enfonce dans une flaque poisseuse. Il l’en retire couvert de sang. La foule se presse autour de lui. Un nouveau sabot s’appuie sur son dos et le plaque au sol. Comment ses os ne se fissurent pas sous la masse qui l’écrase, il l’ignore. Il grogne, pousse de toutes ses forces avec chacun des muscles qu’il parvient à mobiliser. Laborieusement, aussi vite qu’il le peut, Feuillard se relève. Il tâte sa ceinture. Que lui reste-t-il ? Son flingue. Sa paire de menottes. Un fumigène. Son regard fuse, cherche ses collègues. La sécurité dans le nombre. Il les a perdus. Il appelle dans sa radio. Personne ne répond. Cassée ? Il est au milieu du bordel. Ça cogne dans tous les sens. Feuillard repousse, défend, esquive, il vise les extrémités de la rue, où la masse semble moins compacte. D’où il pourra escalader un balcon, se mettre en hauteur. Il écarte un type et tombe nez à nez avec le museau écumant d’un taureau massif dont le sabot racle l’asphalte. Il l’a vu à la télé, et sur les diapos de la capitaine : Manolo D’Orro, le meneur. S’il l’arrête, Feuillard pourra peut-être mettre fin à tout ça.

Manolo gronde. Son sang bout. La rage lui tend comme une barre raide en-travers du front. En même temps, il jubile. C’est encore mieux que l’arène ici ! Les hommes se jettent sur lui comme des pantins. Il donne des coups de tête à droite, à gauche. Il les envoie voler. Parfois, en atterrissant, ils en renversent d’autres comme dans un jeu de quilles. Le taureau s’immobilise. Un humain caparaçonné se dresse face à lui. Manolo se réjouit. Lui, il va le savourer. Manolo souffle, crache, gratte le sol, bande ses muscles, s’élance. L’homme tente d’esquiver. Il est trop lent. La rue trop bondée, il n’a pas l’espace. Juste le temps de porter la main à sa ceinture. La corne du taureau déchire sans mal le tissu, transperce la peau en-dessous. Quelle sensation jubilatoire lorsqu’elle pénètre la chair !

Feuillard n’a pas été entraîné à éviter les taureaux. La foule le presse. Il ne pourra pas s’échapper mais il peut dégainer et tirer. Et tirer. Et tirer. Et tirer. Et tirer. Au-delà, il ne peut plus. La douleur prend le dessus sur la volonté. L’arme lui tombe des mains. La corne enfoncée jusqu’à la garde dans ses tripes. La masse du taureau cède. Ensemble, ils s’affalent au milieu de la rue.

“Quelle mort spectaculaire !” s’enthousiasme Manolo.

Les affrontements se poursuivent autour d’eux. Il faut une heure pour séparer tout le monde. La rue est bouclée. Les blessés évacués. Les morts dénombrés. Un carnage dont chaque camp s’empresse de refiler la responsabilité à l’autre. Sur les plateaux de télé, dans les journaux, sur les réseaux, le hashtag #jeudirouge évince #MeuhToo et #MesOreillesMonChoix. Un autel de fortune reçoit bougies, fleurs, mots d’amour et photos des victimes.

Le 5 août, après quinze heures de grondements d’un tonnerre sec, l’averse éclate. La pluie décroche le sang de l’asphalte et soulage les esprits. Les gens qui, trois jours plus tôt, se battaient, s’enlacent et dansent ensemble, le visage tourné vers le ciel.