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Bonjour,
Certaines lectures nous font l’effet d’une masterclass.
Le dernier cycle d’ateliers sur la narration (Show & Tell) s’est terminé lundi dernier. Durant ce cycle, nous avons beaucoup questionné le point de vue narratif.
On a l’habitude de penser le point de vue dans des termes entendus au collège : omniscient, première personne, troisième personne, etc.
Cette définition reste superficielle. Le point de vue, avant d’être un choix stylistique, c’est d’abord une manière de regarder l’histoire.
L’atelier a fait émerger de nombreuses questions sur la gestion des points de vue dans une histoire.
J’ai essayé d’identifier d’où venait la confusion.
J’ai identifié deux sources :
- La différence entre ce que sait l’auteur et ce que savent les personnages. C’est une nuance rarement abordée du travail d’écriture. Elle est pourtant essentielle, et source de beaucoup de doutes et de blocages.
- Ces deux sources de confusion sont liées.
Dans l’expérience d’écriture, vous pouvez vous sentir démuni si vous ne maîtrisez pas ces nuances.
Dans un premier jet, l’écriture est au service d’une seule chose : l’émergence de l’intention de l’histoire. Qu’est-ce que je veux raconter ? Qu’est-ce qui veut se raconter ? (pas toujours la même chose)
On a donc besoin d’alterner régulièrement. On passera d’un personnage à l’autre. D’une échelle à l’autre, on voyagera dans le temps. Tout cela pour rendre apparents les moteurs d’action des personnages. Pour mieux nous représenter les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres, etc.
Dans la version finale, l’écriture est au service du lecteur et de son expérience. Elle donne forme à la matière du mon premier jet. Elle vise à offrir une histoire fluide, complète, juste, aux enjeux clairs, etc.
Par conséquent, on ne gèrera pas les points de vue de la même façon selon que l’on découvre l’histoire ou qu’on lui donne sa forme définitive.
Enfin, parce que même en maîtrisant ces questions, la décision de choisir un (ou des) point de vue plutôt qu’un autre, dépend du projet. On questionnera la distance que l’on veut mettre entre le lecteur et l’action. On s’interrogera sur le mystère que l’on cherche à faire émerger. On choisira une émotion dominante pour chaque scène. On alignera l’ensemble sur l’intention générale du projet.
Je réfléchissais à la meilleure manière de répondre à ces questions sur le point de vue quand j’ai lu Rosemary’s Baby.
Vous vous souvenez peut-être que le mois dernier, je vous ai envoyé un lien vers les documents de travail d’Ira Levin. Les documents présentés par son fils donnent un accès privilégié au processus de gestation de Levin.
Ensuite, j’ai regardé le film, que je n’avais jamais vu.
Enfin, j’ai lu le livre.
C’est intéressant de l’avoir fait dans cet ordre parce que j’ai pu entrer dans la lecture en connaissant 1. les intentions de l’auteur et 2. l’histoire dans sa totalité (le film est fidèle au roman). Cela m’a permis de me concentrer sur la technique littéraire de Levin.
Et quelle technique !
On a dans ce roman une gestion impeccable du point de vue. Tout est perçu par une héroïne — Rosemary — qui voit tout mais ne sait rien.
L’une des erreurs que l’on commet quand on commence à écrire, c’est de vouloir masquer des informations au lecteur pour créer du mystère. Or le mystère naît des informations dont on dispose et de leur dissonance, pas des informations qu’on ignore.
Masquer des informations, c’est priver le lecteur d’une tension féconde. On peut y être amené parce que l’on manque de confiance dans son histoire. Ou parce que l’on n’arrive pas encore très bien à gérer les points de vue.
Le sentiment que Levin construit dans Rosemary’s Baby, scène après scène, c’est celui d’une paranoïa dont on se demande si elle est légitime.
Pour créer ce sentiment, Levin donne à Rosemary des éléments qui nourrissent son sentiment de persécution. En même temps, il la prive des clefs de lecture qui lui permettraient de savoir. La persécution existe-t-elle uniquement dans sa tête ? Est-elle fondée ? Sa vision partielle des événements l’empêche de répondre, ce qui, en retour, alimente sa paranoïa.
Pour l’auteur, il est nécessaire d’avoir une connaissance aiguë des événements qui se déroulent pour tous les personnages. On le voit dans ses documents préparatoires. On le voit, surtout, en relisant le roman. Quasiment rien de ce qui arrive dans le livre n’est ce qu’il semble. Tout a un sens caché. mais en ne racontant ces événements qu’à travers le filtre du regard de Rosemary.
On a donc deux niveaux de connaissance qui peuvent créer de la confusion pendant la réalisation du livre :
- Il y a ce que je sais. C’est-à-dire ce que veulent et font tous mes personnages. Leurs enjeux, leurs motivations, les conflits qu’ils vivent.
- Il y a ce que je raconte, c’est-à-dire ce que mon personnage point de vue est en mesure de percevoir.
Cela se complique pendant la rédaction de mon premier jet. Je serai peut-être amené à écrire des scènes ou des fragments de scènes qui ne respectent pas le point de vue que je me suis imposé.
Cela s’explique par le fait que le cerveau travaille en même temps que j’écris. Si je rencontre un questionnement sur le déroulement de l’histoire, je vais spontanément écrire autour de ce questionnement. J’écris alors à la recherche d’éléments de réponse susceptibles de m’éclairer sur le déroulement de mon intrigue et de mon récit.
Je suis de l’avis de suivre librement les directions empruntées par notre cerveau pendant le travail dans le premier jet.
Cela implique de bien faire la distinction entre ce qui, dans l’écriture, s’adresse à moi, et ce qui est utile au lecteur.
Et c’est ce que nous apprend avec élégance la richesse des éléments à notre disposition sur Rosemary’s Baby.
Même si vous ne consultez pas les documents sur la gestation du roman, lisez le livre. On le trouve facilement en bibliothèque et en librairie d’occasion.
Si vous ne connaissez pas l’histoire, regardez le film avant, ou lisez le livre deux fois. Vous ne pourrez par faire une bonne analyse technique sans connaître l’histoire.
Pendant la lecture, observez toutes les fois où Levin vous montre des éléments qui dévoilent l’intrigue mais dont le sens vous échappe. Ce n’est pas qu’on voit cache des choses, c’est parce qu’ils sont vécus par Rosemary.
Observez comment Levin utilise la voix intérieure de Rosemary pour amplifier la tension entre les événements et la paranoïa du personnage. Observez comment, à d’autres moments, au contraire, il utilise la voix intérieur pour réduire cette tension.
Notez les déclencheurs de la voix intérieure.
Observez comment le roman semble raconter des scènes très banales du quotidien d’un jeune couple.
Remarquez comment, sous ce vernis anecdotique, se construisent des enjeux puissants.
Certains livres nous apprennent à écrire, si nous portons sur eux un regard technique.
Bonne écriture !
Anaël Verdier
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