Créer c’est se donner l’autorisation d’inventer. C’est s’affranchir du regard du statu quo pour proposer autre chose. Imiter et répéter n’est pas suffisant. Créer se suffit à soi-même, le processus d’évaluation de l’œuvre est secondaire et ne doit pas préoccuper le créateur. La réussite de l’œuvre ne peut se juger selon aucun critère objectif. En fait elle peut se juger sous l’angle d’une multitude de critères objectifs (nombre de tirages, nombre de semaines dans le top des ventes, nombre d’exemplaires vendus, nombre d’articles et moyenne des évaluations des journalistes ou du public), mais aucun de ces critères n’est pertinent.
Juger l’œuvre c’est passer à côté de la finalité du processus créatif, qui est la création elle-même, l’action qui consiste à transformer l’abstrait en concret tout en s’approchant au plus près de la singularité de notre regard, l’idée en objet. A quoi bon créer, alors ? Si ce n’est ni pour recevoir les hommages de ses pairs ni pour recevoir les accolades du public, la richesse ou la reconnaissance ?
Je réponds à quoi bon vivre ?
Créer c’est être en vie au sens le plus essentiel. Créer c’est reconnaître la force d’invention et d’adaptation qui nous a donné naissance, non seulement à nous en tant qu’individu mais à toute l’humanité et à l’ensemble du vivant, créer c’est rendre hommage a la force qui crée des soleils et des planètes, à la force chaotique qui ordonne l’Être.
Ma quête créative personnelle est une quête de connexion à cette énergie qui s’exprime à travers chaque création authentique, cette puissance qui dirige l’esprit et le corps pour donner une forme à la matière et qui, ce faisant, crée une expérience chargée de sens non seulement pour le créateur mais aussi pour le spectateur de l’œuvre.
Plus je consacre de temps aux questions qui entourent la créativité, à la fois en la pratiquant et en l’enseignant, plus je sens que c’est là la clef de toutes mes questions existentielles. Et plus j’avance dans ma vie plus ce qui accapare mon attention c’est la question de l’expansion de mes facultés créatives. Que puis-je apprendre d’autre, qui me donne une vision plus vaste, plus globale, du processus créatif ? Je ne veux pas me restreindre à la compréhension de l’écriture, je veux m’ouvrir à la danse, au chant, au dessin, à l’innovation technologique et culturelle…
Quelle est l’origine du « Et si… », cette pensée fondatrice de tout élan créatif ?
Tant que la créativité sera comprise du point de vue de ses objets (les tableaux, les livres, les morceaux de musique, les start-ups….), sa compréhension sera limitée. Le résultat n’importe pas, c’est le travail lui-même qui compte.
C’est pourquoi quand on me demande d’évaluer les étudiants qui sortent de mes classes, je dis: « non ». Parce que les évaluer c’est aller à l’encontre de l’esprit d’innovation et d’expansion, de tâtonnement et de rencontre avec le chaos de la création en train de se faire. Évaluer c’est forcément créer un cadre méthodologique dont il est possible de valider l’acquisition, or la créativité échappe par essence à ce cadre. Son rôle, sa fonction, son aspiration naturelle c’est de trouver une alternative au cadre. Son frein principal, ce sont les limites qu’elle s’impose arbitrairement.
Il faudrait alors évaluer la capacité de l’étudiant à ne pas respecter le cadre, mais dans ce cas comment savoir s’il le fait par intelligence créative ou par simple provocation ?
Je vois très bien comment évaluer la créativité. Savez-vous imaginer au-delà du cadre ? Savez-vous naviguer dans l’inconfort de l’inconnu et du chaos ? Savez-vous persévérer même si vous n’avez aucune garantie quant à l’issue de vos efforts ? Êtes-vous capable de transdisciplinarité, de curiosité, de marcher main dans la main avec votre peur et faire quand même ?
Mon problème ne vient pas de la technique de l’évaluation mais du paradigme qu’elle encourage et entretient. Évaluer c’est encore dire: « votre sentiment de compétence et votre sentiment de valeur professionnelle dépendent encore du jugement extérieur ». Or devenir créateur professionnel c’est apprendre à croire en sa compétence et en sa valeur sans qu’elle n’aient été vérifiées. C’est risquer de se tromper. C’est sauter dans le vide sans savoir si le sac que nous portons contient vraiment un parachute.
Certifier la créativité c’est ôter à l’étudiant qui termine son cursus la confrontation avec cet inconnu.
La meilleure fin pour une formation à la créativité, c’est d’ouvrir la porte et de dire: « Bon vent ». Et quand l’étudiant demande « je fais quoi maintenant ? », de répondre « Je n’en sais rien, tu en penses quoi ? ». Toute réponse à cette question est pertinente. Que l’étudiant réponde « je ne sais pas » ou qu’il détaille, étape par étape, comment il va travailler à sa prochaine œuvre, il fait bonne route.
Mais le lui dire c’est se livrer à un simulacre d’évaluation, c’est feindre une validation qui n’en est pas une, ou feindre une absence de validation là où il y a une, dans tous les cas c’est laisser planer l’ombre de la validation quand tout l’enjeu de l’acte créatif c’est de s’en affranchir.
Notre société ne prépare pas nos esprits à la réalité de la créativité: avancer à l’aveugle, avec une boîte à outils plus ou moins remplie, mais toujours sans savoir où l’on aboutira, mais savoir que l’on aboutira quelque part et que quel que soit cet endroit, il sera pour nous le point de départ d’une nouvelle plongée dans le brouillard.
S’il n’y a pas de brouillard dans l’acte créatif, celui-ci n’est pas assez audacieux, il est trop techniciste, trop contrôlé. Certifier, évaluer, valider ou invalider un apprentissage, c’est encourager la technicité plutôt que l’audace. Cela revient à annuler tous les efforts d’apprentissage qui ont précédé.
Au-delà de l’apprentissage créatif, la culture de l’évaluation perpétue l’illusion que la vie peut obéir au contrôle de notre pensée quand sa réalité c’est son imprévisibilité. S’il fallait imaginer un cursus pour enseigner à vivre, il faudrait encourager les enfants à tenter tout ce qu’ils désirent le plus ardemment, il faudrait enseigner la patience et la capacité à repousser le désir de gratification, il faudrait enseigner la valeur de l’effort, l’adaptabilité, l’envie de s’ouvrir à l’altérité, le désir de faire plutôt que de consommer, l’audace de regarder le mouvement, en soi, des envies paradoxales, des émotions mouvantes, la danse des désirs et des besoins, apprendre à s’affranchir du regard de l’autre tout en vivant dans ce regard. Et aucun QCM, aucun barème d’évaluation n’est en mesure d’évaluer ces choses-là.
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