Rêver la vie, maintenant

L’urgence, là, de rêver en grand.

On peut se dire que ça ne change rien, ce confinement de deux mois que l’on vient de vivre, que le virus n’était qu’un autre accident de la vie. Pour ma génération qui n’a connu de guerre que quelques rapports d’une opposition froide entre espions, d’une époque où le monde était coupé en deux, entre Est et Ouest, c’est la première, la seule, interruption du cours normal des choses. Même les terroristes ont échoué à ça. Ils ont fait planer la peur sans pour autant nous mettre à l’arrêt. Au contraire, c’est notre désir de vie qu’ils ont stimulé.

Le Covid, lui, nous a coupé la chique. D’un coup de poing dans le sternum, il nous a immobilisés comme des lapins dans les phares d’une voiture. Et pas juste nous, en France, la moitié du monde.

La moitié du monde à l’arrêt.

Faut se le représenter, ça. C’est une image improbable. Sans doute une situation historique inédite, pas facile à comprendre. On a l’idée qu’il y a eu urgence sanitaire, qu’il y a un lien avec l’économie mondiale, avec l’état d’urgence écologique, avec nos modes de vie. Ok, mais tout ça reste abstrait. Pas le fait que la déforestation pousse des animaux sauvages à contaminer des animaux d’élevage ; c’est concret, ça, mais l’échelle du réseau de causes et de conséquences à l’œuvre.

Et cette idée que dans des pays aussi divers que la Chine, le Pérou et l’Angleterre, des peuples en soient venus à se dire « ok, on va se mettre en pause ». Il y a quelque chose, là, qui dépasse mon entendement. Une telle entente, malgré les râleries de surface de quelques présidents populistes. Quelles forces se sont réveillées en nous, individuellement et collectivement, pour qu’ensemble, nous disions « stop » ?

Je vais finir par croire les discours New Age sur l’éveil des consciences, l’ère du Verseau, tous ces trucs que j’entends en marge des informations qui arrivent à moi, depuis que je suis marmot.

Aurait-on atteint cette fameuse masse critique qui précède les révolutions paradigmatiques ? Les dérèglements climatiques, la « souffrance de Gaïa » ont-ils fini par nous atteindre à des niveaux inconscients au point qu’un simple, qu’un énième virus, fasse basculer nos réactions ?

Ça me dépasse, que l’on ne voit pas davantage de contestation, davantage de rébellion. Les sanctions n’étaient pas lourdes, la fraude relativement facile. Est-on réellement à un point de bascule ?

Si c’est le cas, on peut craindre que ces presque deux-cent-soixante-dix mille morts ne soient que le début. L’effondrement économique qu’on nous annonce/promet comme le Grand Méchant Loup déclenchera-t-il la guerre des classes ?

Ou la révolution douce que rêvent les sages arrivera-t-elle ? Verra-t-on un changement radical de nos comportements de consommateurs ? Ces deux mois nous auront-ils donné goût à un mode de vie dépouillé ? De mon côté, les magasins ne m’ont pas manqué, et j’ai peu acheté en ligne, à part de l’art. Toujours de l’art.

Troisième option, tout ça s’explique par un battage médiatique porté par l’Internet, et nous nous sommes juste pliés à la pression sociale – la honte d’être pointé du doigt continue d’être le plus efficace des moteurs d’obéissance collective – et maintenant qu’il est devenu acceptable de sortir et de consommer – mais à distance d’un mètre – tout va repartir comme avant, voire pire, puisque l’acte citoyen de la deuxième moitié de 2020, ce sera de produire et d’acheter.

Il y a des gens bien plus experts que moi qui formulent des pronostics et moi, la vérité ne m’intéresse pas plus que la réalité factuelle – ou alors je serais journaliste. Ce qui m’intéresse, moi, c’est la vérité émotionnelle, c’est l’impact sur nos sensibilités, de ces huit semaines. La mienne est exacerbée et rêve de voyages, d’aller à la rencontre de ce monde avant qu’il n’explose, et d’en revenir avec des fragments mis en capsule pour faire rêver, pour donner envie de vivre et de jouir.

À la fin de ma vie, je ne veux compter ni mes succès, ni mes deniers, mais les traces qu’auront laissé sur mon corps et mon âme ma passion de la sensualité et mon désir de vivre à la rencontre du vivant.