En ce moment, je m’imagine exilé volontaire sur une ceinture d’astéroïdes, aux commandes de machines à extraire le minerai, sirotant du café en regardant, par le hublot d’une bulle minuscule, la lente rotation de la galaxie. La Terre, je la devine au loin, un point lumineux dans la distance. Je suis seul et bien, dans une routine huilée : le matin j’enfile ma combinaison spatiale, j’entre dans la machine et je mine. Le soir je rentre. Je me nettoie des radiations, je lis un peu, j’écris quelques mots dans un journal de bord, je dors. Et le lendemain, je répète les mêmes gestes avec le calme et la sérénité de la régularité. Et là, dans le silence du vide, des idées naissent, que j’envoie, par salves électromagnétiques ricochant sur un réseau de satellites, vers la Terre.
L’image du bonheur que nous vend le mouvement de la psychologie positive est un bonheur morcelé. On y identifie des émotions « négatives », et des expériences à supprimer du champ du vivant. L’insatisfaction, la confusion, le « décentrage », la dépression, par exemple, y sont vus comme des symptômes de mal-être, des symptômes à chasser à tout prix.
Si certaines expériences émotionnelles peuvent nous empêcher d’agir et freiner notre transformation, ce n’est pas le cas de toutes les expériences dites négatives. Tout comme ce n’est pas le cas que toutes les expériences dites positives contribuent à notre transformation.
Je vais préciser mon postulat. Le bonheur est, selon moi, l’accueil des mouvements de la vie et la fluidité de la transformation individuelle. J’adhère à la thèse jungienne selon laquelle le but de l’existence est la réalisation de soi ; une réalisation qui passe par l’intégration de toutes les facettes de la psyché, y compris son ombre.
La maturité émotionnelle n’est pas la faculté à « gérer » ses émotions, mais au contraire la capacité à les accueillir, les laisser exister dans tous leurs niveaux d’intensité, sans être dominé par elles. Être émotionnellement mature, c’est être en mesure à la fois de ressentir et de se voir ressentir.
C’est aussi la capacité à interroger le sens de l’émotion. De quoi est-elle le résultat ? Que nous invite-t-elle à modifier ? À embrasser ? À repousser ?
La tristesse nous invite à l’intériorité et au deuil, à l’abandon et au laisser-aller. La peur appelle notre vigilance. La colère le renforcement de notre identité. La joie est indicatrice de la nature de nos désirs.
Aucune de ces émotions n’est bonne ou mauvaise. La culture du bien-être utilise souvent la joie comme le marqueur de notre alignement à nous-même, mais quiconque a déjà traversé un épisode d’euphorie maniaque, sait que la joie peut nous éloigner de nous-même.
L’enjeu du bonheur n’est pas de gérer les émotions. Ce n’est pas non plus de supprimer la souffrance. L’enjeu du bonheur c’est de reconnaître le chemin de notre psychisme et y avancer avec la solidité de la confiance : « je suis en route« . Être en route, c’est être déjà arrivé.
Le bonheur n’est pas une destination, c’est un processus. Celui de l’attention aux mouvements internes de notre psyché. C’est le processus de faire le tri, dans nos croyances, représentations, paradigmes, ceux qui nous appartiennent et ceux que nous avons empruntés ; ceux qui favorisent l’émergence de notre Soi et ceux qui le masquent ; ceux qui nous encouragent à une transformation constante, et ceux qui nous encouragent à stagner.
Sur Facebook, récemment, j’affirmais qu’un bonheur qui refuse la souffrance est un malheur déguisé. Ce que j’entends par là, c’est que la vie n’est pas une expérience individuelle détachée du monde, et que le monde nous surprend, nous bouscule, nous bouleverse. Nous sommes soumis à des influences extérieures autant qu’à des transformations et questionnements internes, qui nous confrontent, régulièrement, au doute, à la confusion (apprendre quelque chose de nouveau, c’est commencer par être confus), à la frustration et l’insatisfaction entre mille autres expériences qui mélangent plaisir et souffrance, dans des proportions variables.
Refuser la souffrance, la traquer pour la supprimer de son existence au nom d’une définition du bonheur qui serait « une vie sans souffrance », c’est vouloir se couper d’une portion non négligeable de l’expérience humaine. En admettant qu’il soit possible de vivre sans aucune souffrance (et je ne parle pas de développer des techniques pour se dissocier de la souffrance), alors nous nous priverions d’innombrables opportunités de croissance, d’apprentissage et de rencontres avec soi-même. Comment croît-on si l’on ne rencontre aucune difficulté ? Si nos idées ne sont jamais questionnées au point que nous doutions d’elles – et de nous ? Si notre confort n’est jamais menacé, comment pouvons-nous distinguer le nécessaire du superflu ?
Pire, si, comme je le crois, nous ne pouvons pas échapper à la souffrance, alors la poursuite d’un bonheur défini comme « une vie dépourvue de souffrance » consisterait à se dissocier d’une part de soi. Ce serait générer un mécanisme psychique auto-immun où une part de soi aurait à charge la suppression, a minima le musellement, d’une autre part de soi. En règle général, la dissociation psychique se termine mal pour qui en est victime.
Dans le meilleur des cas, la poursuite d’une vie sans souffrance, aboutira à une vie malheureuse puisqu’à chaque expérience de souffrance (émotionnelle, psychique, physiologiques, mentale…), le sujet se dira qu’il n’est pas heureux.
Poussons plus loin. Rechercher une vie sans souffrance, c’est nier la possibilité de la perte, de la séparation et du deuil. Selon cet idéal de bonheur, faudrait-il se priver de ressentir de la tristesse à la mort d’un proche ? La victime d’un abus devrait-elle nier sa colère ? Le principal argument de la psychologie positive c’est qu’en se concentrant sur le positif, le sujet le renforce, mais dans l’écologie émotionnelle, il semble avéré que les émotions dites « négatives » sont nécessaires à l’équilibre psychique. On sait l’importance de la tristesse et de la colère dans le deuil. Si elles sont réprimées, elles empêchent d’intégrer pleinement l’expérience traumatique de la perte.
S’il faut définir le bonheur comme finalité de la vie (ce dont je n’ai pas encore la conviction), alors je préfère une autre définition, celle d’une acceptation proactive des mouvements de la vie, qu’ils soient confortables ou non, plaisants ou douloureux, ou même neutres.
Ce que j’entends par une acceptation proactive, c’est porter une attention réflexive à ce que nous vivons et demander à chaque expérience si elle contribue à notre pleine réalisation ou non. Pas dans le sens où nous avancerions en permanence, mais dans celui où nous gagnons en conscience de nous-même, de nos aspirations et des moyens pour y parvenir.
Concrètement, cela signifie que lorsque je traverse une phase dépressive, je suis en mesure d’accompagner le processus de soulagement de la pression (mentale, physique, psychologique), d’écouter les enjeux de la dépression (qu’ai-je besoin de mettre à distance ? Qu’ai-je besoin de réévaluer ? De redéfinir dans mes comportements, mes priorités, ma relation à moi, au monde et aux autres ? etc.) et de contribuer au mouvement spontané de mon psychisme.
De la même manière que je fais confiance à mon système nerveux pour assurer les battements de mon cœur, je lui fais confiance pour assurer les mouvements de ma psyché et plutôt que de me mettre en-travers de sa route en lui imposant consciemment une notion abstraite et arbitraire née de la peur de l’inconfort et de l’obsession du contrôle de quelques-uns, je cherche à mettre ma pensée consciente à son service.
Il ne s’agit pas de se livrer purement à sa pensée instinctive mais de faire se rencontrer instinct et réflexion à mi-chemin, de les inviter à dialoguer en bonne intelligence. C’est ce dialogue que j’appelle acceptation proactive : plutôt que de résister au monde et à ce qu’il provoque en moi, j’écoute et propose mon aide.
Il y a quelques années, j’ai subi un petit choc traumatique quand un chien semi-errant m’a mordu alors que je me sentais en sécurité. L’irruption de la violence dans un moment de confiance a provoqué une réaction de défense excessive dans mon système d’alerte (ie: ma peur) et de ce jour, à chaque fois que je voyais un chien, même un simple caniche, mon taux d’adrénaline grimpait, mon cœur accélérait, mon corps se figeait et j’étais obligé de faire des détours majeurs pour pouvoir continuer à avancer.
Ce n’était pas quelque chose que je voulais, je ne me sentais pas pleinement réalisé quand, face à un chien inoffensif dans un jardin d’enfant, mon corps réagissait comme s’il avait été face à un grizzli au milieu de la forêt.
L’acceptation proactive a consisté pour moi à reconnaître la réaction traumatique, reconnaître le processus de guérison, et à l’accompagner grâce à différents outils qui ont accéléré le travail de déprogrammation du lien chien-danger, et de réinitialisation de mon mécanisme d’alerte.
À partir du moment où j’accueille mon existence et vérifie régulièrement l’adéquation entre ce que je vis et ce que j’identifie comme ma pleine réalisation, je suis heureux, qu’il y ait plaisir ou souffrance, confort ou inconfort. Quiconque s’est déjà réjoui d’être en train d’apprendre quelque chose de nouveau, de ce moment où l’on sent le potentiel qui s’offre à soi sans pour autant voir déjà comment l’on va réaliser ce potentiel, saura que l’on peut être frustré, confus, et heureux en même temps.
Néanmoins, je l’ai mentionné, je ne suis pas convaincu que le but de l’existence soit le bonheur. J’ai tendance à ne pas penser au bonheur, qui m’apparaît comme un construct, un artifice intellectuel sans intérêt autre que de servir de symbole à la recherche éthique. « La vie bonne », peut dire l’éthique, « se traduit par le bonheur ». L’éthique c’est d’abord la discipline qui pose la question « que doit-on faire de notre temps dans cette vie ? »
J’ai une propension au pragmatisme qui n’apparaît pas immédiatement quand je m’exprime, et sans être utilitariste, je réfléchis en terme d’efficience. Je ne crois pas que l’on ait besoin d’être utile dans la vie, mais je crois que nos actions doivent viser à nous rapprocher de nous-mêmes. Autrement dit, savoir ce qui est important pour nous, comment nous évaluons le succès, quels honneurs ont du sens pour nous, quelle reconnaissance nous cherchons, me semble être la plus importante des quêtes préalables à l’action éthique.
Puisque nous sommes tous câblés différemment, notre premier devoir c’est de comprendre ce qui compte pour nous. Certains parleront de valeurs, soit, c’est un vocable qui a le mérite d’être évocateur même s’il est un peu galvaudé.
Quelles sont vos valeurs ? Pour quoi vous mettez-vous en colère ? Pour quoi êtes-vous prêt à ne pas dormir ? Où est votre engagement ? Qui estimez-vous plus particulièrement ?
Ces questions sont pour moi plus intéressantes que la discussion sur le bonheur, parce qu’elles nous éclairent sur notre vision de ce qui fait la vie, de ce qu’est l’existence, et, s’il faut qu’elle ait un but, sur celui que nous poursuivons.
Mes buts à moi sont l’amusement, la création, et la variété de mes expériences (pas en quantité d’expériences, mais en différence de nature et qualité dans les domaines qui me stimulent).
Plus que la question du bonheur, c’est la question du sens qui m’intéresse. J’ai abandonné l’idée de trouver le sens de la vie il y a quelques années quand j’ai compris qu’elle n’en avait aucun. Je l’ai remplacée par l’idée de créer du sens, mon sens.
Ce qui a du sens, pour moi, c’est la mobilisation de mon énergie en vue de la création d’un objet ou d’une expérience inédits.
Ce qui enrichit ma vie c’est de découvrir de nouvelles nuances dans ce que je crois connaître, et de rencontrer de nouvelles facettes du monde, y compris, et tout particulièrement, dans ma vie émotionnelle.
Je trouve le panel des émotions absolument fascinant. Je trouve leur mécanique admirable. Je ne cesse d’être émerveillé par l’inventivité de ce système de réaction au monde, par sa subtilité et sa vivacité. Je serais dévasté de ne plus ressentir, ou de contrôler ce que je ressens, de le gérer, de me poser comme juge et bourreau de mon vécu émotionnel.
J’aime ressentir de la souffrance, parce qu’elle me dit des choses sur moi. Comme j’aime ressentir la tristesse, la joie, l’euphorie, la colère, l’agacement, la frustration… Chaque émotion est comme un livre ouvert sur ma manière de vivre le monde et de me vivre moi-même dans le monde.
Moi qui passe un temps considérable à tisser des idées, à réfléchir au monde, à penser, à articuler des mots, je me délecte du langage inarticulé, hermétique à la pensée, court-circuitant de l’entendement, des émotions.
J’apprends leur langage comme on apprend une nouvelle langue, patiemment et avec lenteur. J’apprends les subtiles variations corporelles qui disent le ressenti émotionnel. J’apprends à traduire l’émotion en pensée et la pensée en émotion, comme j’ai appris à parler et comprendre l’anglais jusqu’à devenir bilingue.
Je découvre grâce à ce dialogue comment ne plus ressentir l’émotion comme une menace, fut-elle moins confortable qu’une autre. Je découvre que l’émotion, même quand elle déborde, n’a pas besoin d’éclipser la pensée. Elles peuvent coexister sans heurt.
Lorsque cela arrive, lorsque chaque partie de moi a droit à la parole, alors je suis dans ma pleine présence. Alors, je suis heureux.