Les bâtisseurs d’horizons

Étrange époque que la nôtre.

J’en suis à me demander si je ne vais pas reprendre mes études de philosophie, m’inscrire en doctorat, pour prendre de la distance et avoir le temps d’écouter le monde, de porter sur lui un regard moins encombré par l’urgence et l’anxiété de n’avoir aucune visibilité sur nos avenirs, proches ou distants.

Réfléchir est essentiel. Il ne s’agit pas de poser des opinions en surface, ni de réagir sur notre seule émotivité, mais de ralentir, comme nous l’avons fait pendant deux mois, de plonger dans l’Histoire – histoire de la philo, histoire politique, histoire sociale, histoire des arts – et regarder comment d’autres avant nous se sont emparés des périodes de crises massives pour reconfigurer le monde.

Nous inspirer de ce qui a amené à davantage de justice, davantage de cohésion sociale, pour le reproduire en l’améliorant ; nous inspirer de ce qui a semé plus de discorde et d’injustice pour nous en prémunir en élevant des barrières (paradigmatiques, individuelles, légales, collectives) contre une éventuelle reproduction.Réfléchir c’est aussi faire un travail prospectif. Apprendre des dysfonctionnements actuels pour préparer l’avenir, pour proposer d’autres manières d’être, de gouverner et de faire.

Cela demande de créer des modèles prospectifs, d’utilisation imagination et logique, de coopérer avec les IA pour dériver, des systèmes actuels, les schémas futurs possibles.L’art, aussi, joue son rôle. Il témoigne et transforme, il offre un miroir à nos émotions et nous permet de les nommer, de les reconnaître et les identifier ce qui nous permet d’aller au-delà de la réaction brute.

L’art a besoin de temps. L’art écorché, celui qui est produit trop à proximité des événements, a tendance à mal vieillir. Il est – souvent – comme un fruit cueilli trop tôt : âpre, fade, et indigeste.Prendre le temps, quand l’urgence appelle à l’action, c’est contre-intuitif. Nous – nos sociétés, l’humanité – besoin qu’une certaine partie de notre population s’abstienne de commenter, contienne l’instinct impulsif d’une réaction à vif, et qu’elle collecte des données, tout en s’interrogeant déjà sur le sens à leur donner mais sans précipiter ses conclusions.

C’est le paradoxe de la recherche : formuler des hypothèses permet à la pensée de mûrir. Confondre ces hypothèses avec des réponses l’étouffe.
Étrange période.La civilisation semble fragile en ce moment.

Une nouvelle révolution semble inévitable. La question n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter (est-ce seulement souhaitable ?) mais de choisir ce que l’on souhaite construire après.Pour l’instant, le monde est tiraillé entre ceux qui veulent accélérer la transformation, ceux qui veulent la retarder, ceux qui sont sidérés, ceux qui sont dans le déni, ceux qui veulent exploiter la situation pour leur profit individuel (qu’il soit financier ou idéologique) …

Bien malin qui sait de quoi demain sera fait (et je ne parle pas de prédire davantage de crises, mais d’imaginer le monde qui nous attend de l’autre côté).

Je ne crois pas à la fin de l’humanité. Affirmer que l’on peut balayer sept milliards de nous de la surface de la Terre ignore la formidable capacité d’invention et d’adaptation qui caractérise notre espèce.Je suis curieux de cet après davantage que du pendant. Pendant, l’on survit (financièrement, physiquement, émotionnellement, psychologiquement, idéologiquement), c’est tout.

C’est l’après que je veux explorer et interroger.

Parmi les chemins possibles on croise les fantasmes collapsistes – le chaos d’une humanité réduite à ses instincts primaires dans un monde transformé en désert sauvage (ref. Mad Max, Waterworld) ; les fantasmes technophiles – une humanité sauvée par les machines, obligée de muter pour vivre en symbiose avec des IA éveillées dont l’intelligence et la rationalité les poussent à exterminer l’humain (ref. Terminator, Matrix) ; les fantasmes du déni – rien ne change, il suffit d’encaisser le choc quelques mois, et tout reviendra à la normale ; le fantasme greenpunk dans lequel l’humanité se réconcilie avec la nature et où la résistance consiste à installer ses propres sources énergétiques, à faire pousser sa nourriture dans les failles du béton ; le fantasme simulationniste où l’humanité se réfugie dans un monde virtuel plus vrai que nature (ex. Wall-e ; Ready Player One) ; le fantasme spatial dans lequel l’Humanité terraforme la galaxie et vit sur d’autres planètes et sur des vaisseaux monde, à la recherche d’autres corps célestes habitables (ex. Battlestar Galactica, The Expanse)…

À en juger par l’Histoire, la réalité se trouver quelque part à la jonction de ces possibles.
Dans tous les cas se pose la question du comment vivre, des espoirs qui nous portent, du projet que nous voulons soutenir.Je n’ai pas la naïveté de croire à un projet commun à l’humanité. Nous sommes faits de nos dissensions. Ce sont elles qui, paradoxalement, nous font grandir.

Il s’agit, pour l’artiste et le philosophe, de proposer des imaginaires et des systèmes de pensées susceptibles de porter l’action des générations à venir, des horizons vers lesquels diriger leurs caps comme l’ont fait pour nous les artistes et philosophes du passé.

L’action la plus urgente, pendant que le monde s’embrase et qu’il se dirige vers l’épuisement de ses ressources essentielles, c’est peut-être bien celle-ci : ralentir, réfléchir, projeter, imaginer, rêver, et laisser le futur choisir, en fonction de sa réalité effective, ce qu’il conserve et ce qu’il jette.

Nous ne sommes pas la génération qui verra cet avenir. Nous sommes la génération qui vit et provoque la transition. Nous sommes la génération qui dit « stop », qui met fin aux paradigmes foireux du passé, pas celle qui construit l’après.