Je croyais arriver un jour, vers quarante ans, et me dire « c’est ça, j’y suis », avoir la maîtrise de la vie comme quand t’as rejoué mille fois un jeu vidéo. Savoir où poser tes sauts, vaincre les boss les yeux bandés sans prendre un coup. Être posé, avoir une vision claire de la vie que je mène, savoir où je suis, où je vais mais plus ça va moins je sais. La vie éclatée.
Les unes de magazines déversent leurs injonctions dans les vitrines des buralistes : Sois heureux ; Vis longtemps ; Mange équilibré ; Prends soin de ton sommeil ; Évite la bouffe industrielle ; Ah tiens, un nouveau produit cancérigène dans les shampooings.
Quand je tout est stable, que tout est équilibré, je m’emmerde. C’est ça, vivre ? Ça manque d’énergie, ça manque de sens —déjà que ça n’en a pas beaucoup de naître pour mourir après avoir dit adieu à presque tous les gens qu’on a aimés.
Sans déconner, entre ceux qui meurent, ceux qui disparaissent sans laisser d’adresse, ceux qui arrêtent de donner des nouvelles, ceux que tu sors de ta vie parce qu’ils ont fait un truc qui t’a trop saoulé, qui t’a donné l’impression de perdre ton temps, franchement, il reste pas lourd.
Je m’ennuie quand c’est lent. Je m’ennuie quand c’est facile. Je sais ce que je veux faire de ma vie mais ça rapporte que dalle.
J’en viens à me dire que les autres ont pigé un truc qui m’échappe. J’ai devais être dans la lune le jour où ils l’ont expliqué à l’école. Et puis je laisse traîner mes oreilles aux terrasses, je pose des questions, j’observe en douce et je vois les tentatives de suicide à soixante ans, les couples qui ne se regardent plus, les histoires qu’ils se racontent pour éviter d’admettre qu’ils sont paumés aussi.
« Jusqu’ici tout va bien », c’est le meilleur des mantra.
Si le plus dur n’est pas la chute, alors la vie est une danse acrobatique pour repousser l’atterrissage le plus longtemps possible.
Au sol, la vie est chiante à mourir. Dans les dîners, dans les soirées, devant les séries que je mate pour m’anesthésier, je m’ennuie. Je ne m’épanouis que dans l’effort créatif, dans l’inconfort des plongées vers mes profondeurs ou dans l’aventure de mes errances. Au nom du bonheur, il faudrait que je rejette tout ce que j’aime : le déséquilibre, l’excès de projets, la vitesse. Au nom de la sécurité, je devrais abandonner mes ambitions parce qu’elles seraient trop dur à réaliser ?
Il n’y a pas de ligne d’arrivée. Réaliser mes ambitions n’est pas un but, c’est une raison de vivre. Tout donner pour les histoires, pour chercher un peu de vérité dans mes mots, pour leur insuffler un peu de fragilité, un peu de cette brûlure de vivre, de ce magma qui bout en moi, oui, mille fois oui.
Le reste n’a qu’un intérêt temporaire, pour occuper le temps entre deux projets, pour me reposer de mes efforts.
Sans projet je dépéris. Je divague. Je commence à me dire que je ne sais plus qui je suis, plus ce que je veux, ce que je vaux. Je déambule sans but dans la nuit, paumé.
Le magma qui m’anime, je l’ai étouffé avec un couvercle à force de docile obéissance à la pression sociale. Par mimétisme, parce que je ne trouvais pas ma place dans ce monde, j’ai adopté le langage de la petitesse. J’ai mis sous silence mes vrais désirs au point de ne plus les entendre moi-même que dans un silence et une solitude absolus.
Depuis dix ans, je dis merde et j’envoie promener tout ce qui cherche à me museler. Discrètement, dans une ombre relative, je répare ma rage de vivre. Je la cajole, je la nourris comme un oisillon tombé du nid, et je la regarde grandir, grossir, ouvrir timidement ses ailes.
J’ai appris un truc absurde : qu’on pouvait vivre ses rêves mais à moitié, en petit, au nom de la sécurité. Mais la sécurité n’est pas garantie. Un coup de vent un peu fort et le château de cartes s’écroule. Tous ces empêchements que l’on s’impose au nom de l’illusion que tout va bien, qu’on ne risque rien, que le vol se déroulera sans trop de turbulence, c’est une manière de passer à côté de sa vie.
Je suis souvent déçu des plans foireux, de la thune qui se barre plus vite qu’elle n’entre, des projets qui n’aboutissent pas. Aucune déception ne me convaincra d’arrêter. Je ne cherche pas à arriver quelque part, je cherche à y aller. Quand j’atteindrai le prochain niveau de mon rêve, il y aura un autre niveau. Et un autre, et un autre. Tu m’étonnes que j’ai l’impression que plus j’avance, plus ma vie est pétée.
Regardez-moi bien, parce que, heureux ou pas, j’arrive.