J’avais oublié, parce que je me suis entouré de personnes respectueuses, qu’il y aura toujours quelqu’un pour vous freiner quand vous avez envie de changer de vie. Toujours quelqu’un qui voudra vous retenir, parce que vous êtes une pièce de leur puzzle et qu’ils veulent vous garder tel qu’ils vous connaissent, à la place qu’ils vous connaissent.
J’aime changer de vie. J’aime découvrir de nouvelles choses sur le monde, de nouveaux coins du monde, de nouvelles activités, de nouvelles personnes, de nouvelles façons d’être, en relation avec tout ce qui m’entoure. Les deux moyens les plus sûrs que je connaisse pour changer de vie sont : déménager et changer de métier.
Alors pour moi, changer de métier, c’est plutôt ajouter un nouveau métier à mon panel d’activités, parce que j’ai déjà deux métiers que j’adore et qui me passionnent. Et déménager, c’est quelque chose qui m’excite. Découvrir un nouvel espace, une nouvelle ambiance, une nouvelle énergie de vie, un nouveau centre. Ce n’est possible qu’en s’installant plusieurs années à un endroit que l’on peut en prendre la mesure. Y venir en vacances c’est en effleurer la surface. J’aime m’ancrer.
Ce qui me plait, avec l’image de l’ancrage, c’est qu’il est temporaire. On peut lever l’ancre à n’importe quel moment.
Ce qui m’intéresse dans cet article, c’est d’explorer la question de l’identité. Il est facile de croire que l’on est que ce l’on perçoit de soi. Ici, « on » désigne à la fois soi-même et autrui.
« Je ne peux pas faire ça, je ne suis pas… »
« Toi ? Faire ceci, vu comme tu es… »
Ou « Bien sûr que je peux faire ça, je suis… » et l’équivalent « C’est tellement pour toi cette activité, c’est exactement qui tu es… ».
Il y a, derrière ces affirmations, un postulat problématique, celui d’une identité figée. Or, je ne suis pas seulement qui j’ai été. J’ai toute une vie devant moi pour ajouter de nouvelles facettes à ma personnalité, changer mon caractère, mes compétences, mes savoir-faire, mes activités, mes goûts…
Ce que l’on (toujours soi autant qu’autrui) projette en s’opposant au changement, c’est une identité qui serait la seule manifestation possible de la complexité moléculaire qui me constitue. Il y a déjà là matière à discussion, mais je voudrais introduire un autre postulat avant de continuer.
Un autre postulat : ce que suis [serais] définit que ce à quoi je peux aspirer.
Quand on dit « tu/je ne peux pas faire ça, ce n’est pas moi« , l’on dit, en substance : tu n’es légitime de ne faire, de ne désirer, de ne te projeter que dans ce que tu es déjà.
Si je veux me lancer dans une carrière sportive, on me dira : « toi ? Sportif comme tu l’es ? », avec un ricanement moqueur pour souligner le ridicule de cette aspiration.
Il y a plusieurs impératifs sous-jacents derrière ce postulat, et je n’en donnerais qu’une vision tronquée, parce que chacun mériterait sa propre discussion.
- L’on ne devrait faire que ce qui nous correspond déjà
Pour quelle raison ? Parce que cela confirmera notre identité ? Parce que l’on risque davantage d’échouer dans ce qui ne nous correspond pas ? Parce que l’on risque de souffrir davantage en apprenant ce qui ne nous correspond pas ?
Tous nous avons le réflexe de comparer les projets (les nôtres et ceux qui nous sont communiqués) à l’image que nous avons de la personne. Instinctivement, nous cherchons la cohérence du projet et du sujet. Pourquoi ? Pour nous rassurer ? Pour continuer à croire que le monde est ordonné ? Je partirai d’une hypothèse plus positive et supposerai que c’est pour protéger l’individu (soi ou un ami). Ce qui m’amène à mon second impératif : - Ne faire que ce qui est sûr/sécure
Celui-ci est discuté à longueur de livre de développement personnel, je ne vais pas m’y attarder. Il y a, derrière le « ce n’est pas toi… », l’idée que l’on prend un risque (souvent mal défini) en tentant quelque chose d’inédit. Et alors ? Où est le problème avec la prise de risque. La société nous étouffe. - Plus pernicieux, celui de ne faire que dans quoi l’on a déjà démontré de la compétence.
C’est un parent du précédent. C’est l’idée que l’individu ne devrait se lancer que dans des entreprises dans lesquelles il a une chance signifiante de réussir. C’est négliger les étapes de l’apprentissage (« Mec, pour être bon dans quelque chose, il faut commencer par être archi nul à ce quelque chose » – Adventure Time). C’est aussi affirmer que l’échec est une expérience à éviter (je reviendrai sur la valeur de l’échec). C’est, enfin, priver l’individu de la possibilité de se surprendre lui-même et d’élargir son expérience du monde et de lui-même.
Revenons à ce qui nous intéresse : l’identité figée vs l’identité évolutive
La vie est mouvement. Les transformations de nos corps le montrent, les étapes de nos existences également. Un jour je suis devenu père. Un jour j’ai arrêté l’équitation. Un jour j’ai été admis dans une école très exclusive. Un jour … Les moments déterminants de nos vies se reconnaissent au fait qu’il y a un avant et un après. Quand nous les racontons, nous parlons de comment ils nous ont changés. Aucune histoire ne dit « un jour j’ai été père et tout est resté pareil ».
Certaines personnes n’aiment pas le changement. Elles le fuient. Elles sont terrorisées par l’énergie que cela leur demandera de s’adapter, de se réinventer. Elles s’accrochent à ce qu’elles savent déjà d’elles-mêmes et se privent de ce qu’elles pourraient apprendre de nouveau. Elles affirment « on ne change pas vraiment, de toute façon » et s’empressent, dès que leur vie tangue un peu, de recréer une stabilité la plus familière possible.
Il n’y a rien de plus tragique à mes yeux, mais je suis biaisé. Je vis pour le changement. Dès que ma vie devient trop familière, je la bouscule. La curiosité est mon moteur. Mais j’aime les changements profonds, ceux qui mettent des années à se réaliser, ceux qui marquent qui je suis davantage que ce que je fais. Je cherche des changements qui me poussent à interagir de manière inédite avec le monde.
Déménager, exercer un nouveau métier.
Un nouveau métier, c’est un ensemble de nouvelles compétences, exercées à un niveau de compétence suffisant pour que le résultat soit de qualité professionnelle. Cela demande beaucoup d’investissement, et beaucoup d’échecs, et beaucoup de remise en question. Je n’aime pas cette expression « remise en question », je l’inclus parce que c’est une expression éculée, et que j’aime bousculer les paradigmes. Se remettre en question, ce n’est pas changer, c’est s’interroger sur ce que l’on fait, et qui l’on est.
Je préfère ceci : Acquérir un nouveau métier, cela demande beaucoup d’investissement, beaucoup d’échecs, et beaucoup de remise en être. Se remettre en être. Quelle idée poétique ! Se mettre à nouveau en être. Sous-entendu je suspens ma manière d’être (au monde, à autrui, à moi-même) et je la redéfinis. Je me remets en jeu. Je démonte l’assemblage et je le remonte.
Je déteste quand quelqu’un répond à mes aspirations : « ce n’est pas toi » ou « ça ne m’étonne pas de toi ». Dans les deux cas, je me sens diminué. C’est moi, bien sûr, qui projette cela. L’autre ne fait que répéter son conditionnement social. Je le fais aussi, quand quelqu’un me parle d’un projet, je compare mon image de cette personne à mon image de son projet.
Le problème, c’est que ce sont des images, justement, des fragments de l’un et de l’autre. Je ne sais rien de ce dont la personne est capable, je ne sais rien de la valeur d’un échec pour elle, ou du plaisir qu’elle pourra prendre à essayer, je ne sais rien non plus de la réalité de son projet. Je n’ai en tête qu’une toute petite parcelle de la réalité et, la plupart du temps, une parcelle imaginaire.
Je veux être surpris par le monde. Je veux que les gens continuent de m’épater et de m’impressionner par leur capacité à décupler leur identité, à aller au-delà de ce que le monde attend d’eux, et de ce qu’ils attendent d’eux-mêmes.
La vie est trop passionnante pour laisser le passé nous limiter arbitrairement.
Nous sommes bien plus que ce que nous avons été. Et si, dans notre passé, nous avions compté uniquement sur notre identité figée de l’époque, nous ne serions pas le dixième du quart de la personne que nous sommes devenue.
Récemment, j’ai lu sur un forum, à propos d’un projet de déménagement – je paraphrase : « je m’apprête à faire le dernier grand mouvement de ma vie. J’ai 35 ans. »
35 ans. C’est le début de l’âge adulte. Comment peut-on penser que l’on en soit déjà à son dernier grand mouvement ? J’ai eu de la peine. C’est sans doute très bien pour cette personne, je ne sais pas. Moi, ça me désole et ça me déprime. Je compte bien ajouter de grands mouvements à ma vie jusqu’au jour de ma mort. À 80 ans, je veux être encore en train de me projeter dans un avenir incertain, encore en train de planifier mon prochain grand déménagement, littéral ou métaphorique.
Derrière tout grand changement se cache une certitude : il faudra s’adapter, il faudra se renouveler, peut-être se réinventer. Notre besoin de stabilité luttera pour nous ramener à nos habitudes, nous fera résister aux efforts et fuir le sentiment d’échec qui accompagne le fait d’être débutant (ce que l’on est dès que l’on est jeté dans une situation inédite). Nous devrons lutter en retour en renforçant notre désir d’ouverture, notre curiosité, notre envie d’apprendre qui nous pouvons être.
Quoiqu’il arrive, nous sommes bien plus que ce que nous pensons être, n’en déplaise à ceux qui voudraient nous garder dans les cases bien définies qui les rassurent.