Les périodes de transition ou comment traverser une mine désaffectée sans lampe torche ni carte

Je suis entre deux. Entre deux projets de vie (une envie de vivre ailleurs que des questions logistiques retardent), deux temps d’existence, deux états de santé financières (des dettes, contractées à cause d’une erreur administrative qui a fini au tribunal, que je dois finir de rembourser). Surtout, entre deux projets d’écriture. Je sais lequel j’ai quitté, je ne sais pas quel sera le prochain. Et si aucun ne venait ? L’angoisse du créatif, l’angoisse de presque quarante ans à ne faire que ça, écrire. J’ai relu Pause, de Fabcaro, qui parle justement de cette angoisse-là.

Tout le monde ne vit pas ces périodes de transition. La plupart des boulots donnent des feuilles de route précises, avec des tâches à répéter. Quand je travaille sur mes ateliers, je ne me remets pas en question à chaque fin de cycle, je sais ce que j’ai à faire, quels mails envoyer, quelles pages web à créer, quels ateliers de découverte à proposer. C’est simple. Quand mon grand-père, coiffeur, finissait de sculpter une tête, il savait quoi faire avec le prochain client, il ne se repliait pas dans un coin en se demandant « et si je ne savais plus couper les cheveux ? Qu’adviendra-t-il de ma vie si je ne suis plus jamais en mesure de faire un dégradé ? » (pas grand chose, en plus. En bon « coiffeur hommes », je doute qu’il ait coupé beaucoup de dégradés).

La société cherche la stabilité. Elle panique quand les choses ne se passent pas comme prévu, ça bouleverse ses plans décennaux. Elle n’aime pas ça. J’ai tendance à chercher l’instabilité. À dire vrai, plus je vieillis, plus je cherche une instabilité contrôlée.

La créativité se rit de mes envies. Elle prend ses propres décisions, indifférente à mon confort. Je dois écrire pour découvrir si je peux encore le faire. Je dois noircir des feuilles qui ne mènent à rien pour, peut-être, rencontrer une prochaine histoire. Mais pourquoi, au juste ?

Tout ce qu’il a appris à faire

Parce que c’est la seule chose que je sache faire. Écrire des histoires et parler d’écrire des histoires. Je suis loin d’être l’auteur hyper productif que je voulais être. C’est aussi cela, le message que la vie te donne à quarante ans : le réel prélève sa part. Se projeter devient plus dur, parce que tu mesures la quantité d’imprévus qui va te tomber dessus, les accidents, les détours, les distractions, les catastrophes mondiales ou locales qui ébranlent le train-train de ta vie au risque de la faire dérailler. Ne pas se projeter est tout aussi impensable. Sans cap, le bateau dérive au hasard des courants et finit toujours par s’échouer ou sombrer.

Alors au milieu de ce tiraillement, écartelé entre ne rien prévoir mais agir quand même, on se demande « mais pour faire quoi ? » – qui est plus pragmatique que l’existentiel « à quoi bon » (on a établi qu’il n’y avait de sens à rien, que le « à quoi bon » était réduit à des fabrications arbitraires, faites d’influences multiples et accidentelles, venues, sans ordre, ni exhaustivité, ni hiérarchie, du lieu et de l’époque de naissance ; du système de valeurs et de croyances dans lequel on a grandi ; de l’exposition à des idées diverses, nouvelles ; de notre propre indépendance de pensée…).

Agir, pour faire quoi ? C’est la question sur laquelle je bute. De quoi ai-je envie ? Vers quoi ai-je aujourd’hui envie d’aller ?

La forge ? L’idée de devenir le dépositaire d’un savoir-faire ancien, reposant sur une technologie minimaliste, polyvalent, inscrit dans une lignée de transmission qui remonte aux premiers âges de l’humanité, m’excite. Elle m’enthousiasme et me stimule.

Série d’injonctions

Un prochain livre ? Par habitude, par mimétisme de mon moi passé, je cherche ce projet. J’ai lu récemment un article sur « savoir quand s’arrêter » et j’en suis venu à questionner : est-ce le moment pour moi d’arrêter ? J’ai fait la plupart des choses que je voulais faire sur ce plan. Il me reste quelques cases à cocher. Probablement pas assez pour occuper ma seconde moitié de vie. Est-il temps de chercher autre chose ? Quelque chose de radicalement différent ? Ou faut-il que je continue à creuser cette veine sur laquelle je suis tombé, enfant, et qui ne semble pas encore tarie ?

Je parle en impératif – « faut-il ? » – alors que j’aurais davantage à gagner à parler en possibles – « puis-je ? » – ou en désirs – « ai-je envie… ? »

C’est que la souffrance de l’entre-deux me pousse à trouver la fermeté d’une règle absolue. Elle n’existe pas mais elle servirait de baume à la brûlure de l’incertitude, comme une veilleuse rassure de la peur du noir.

C’est bien ce qui me lance dans des accès de panique existentielle : cette soudaine disparition de mes repères. Une nuit, dormant chez mes grands-parents, je me suis réveillé pris d’une envie pressante. La pièce était plongée dans un noir total. Je savais comment elle était disposée. Accéder à la porte n’aurait pas dû être un problème, mais j’ai réussi à me perdre. Avais-je tourné dans le lit ? M’étais-je réveillé avec une idée fausse de là où j’étais ? Toujours est-il qu’après l’étonnement, c’est la panique qui a commencé à s’installer. Ce n’était pas un cauchemar duquel j’allais me réveiller. J’étais perdu dans une chambre que je connaissais par cœur.

Ça n’a pas dû durer longtemps, objectivement. C’est le truc, avec le temps, cependant, il n’est pas objectif. Il est vécu en toute subjectivité. Selon le contexte, une minute peut sembler une heure, une heure une minute. C’est cette réalité-là qui dessine notre vie. Peu importe combien d’années nous vivons, ce qui importe c’est combien nous avons la sensation de vivre.

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Combien semble une heure passée à créer ? Une heure passée à courir de rendez-vous en corvée ? Une heure devant Netflix ? Une heure à jouer avec un proche ? Une heure à papoter ? Et combien valent-elles après coup ? Quel espace occupent-elles dans notre mémoire ? Quel sens leur donnons-nous ?

Demander « pour faire quoi ? » revient à demander quelle coloration j’ai envie de donner à mon temps. Quand les repères disparaissent – pourquoi ils disparaissent à ce moment-là, c’est un mystère – la panique s’installe. Il y a ce temps que l’on passe dans le noir, à se retenir de s’agiter, à tout toucher, en espérant ne rien casser, dans l’espoir de trouver de nouveaux repères, de palper une forme connue ou, au moins, familière. Ce temps qui paraît interminable, qui semble se dérouler dans un espace irréel. L’impression d’avoir été arraché au monde, propulsé dans un autre monde – j’allais écrire « dimension parallèle, mais il n’y a rien de parallèle, c’est une totale tangente, même pas une tangente, qui sous-entendrait un point de contact. Un autre monde. Une autre dimension. Téléporté dans un écosystème inconnu.

Retrouver le chemin

Pour établir de nouveaux repères, j’écris. Paradoxalement, ce n’est pas la première fois que je vis ces traversées du vide. Comme l’écrit Lynda Barry, on l’oublie et on s’en souvient et on l’oublie à nouveau sans arrêt. C’est l’une de ces vérités mystiques qui passent leur temps à se planquer, effacées par le quotidien, par l’illusion confortable de la maîtrise (« mais bien sûr que je sais faire, tu crois quoi ? »). Pas par une forme d’égo mais par une nécessité de se protéger. T’imagines, vivre avec la conscience que demain, tout à l’heure, dans un an, n’importe quand, tu vas à nouveau te retrouver sans repères ? On n’est pas équipés pour ça.

Je ne ferai que ce petit lien avec ce que le monde entier vit cette année. La panique généralisée face à l’absence de repères familiers. Vous le savez, maintenant, qu’on n’est pas faits pour ça. Imaginez que ce soit votre boulot, de plonger dans ces expériences, encore et encore et encore. Il faut un certain goût de l’exploration. Il y a des gens qui visitent des grottes. Je ne pourrais pas, je tiens à la vie. Mais je n’ai aucun mal à explorer les cavernes psychiques. C’est pas toujours agréable, rarement confortable, ça demande de se perdre des fois. Après coup, je suis content. Après coup, je dis « on remet ça ? » avec un sourire de gosse.

Quand je suis dedans, c’est pas la même. Je grince des dents en maugréant « Qu’est-ce que je fous là, putain, je pouvais pas faire banquier ou comptable, comme tout le monde ? »

Enfin, voilà. Je suis entre deux projets. Écrire aide. N’importe quoi. Des idées, des pistes d’histoires, des réflexions comme celles-ci. Des histoires pas très bonnes. Moins pour savoir ce que je ne veux pas que pour débusquer ce qui va attraper mon attention et mes prochains efforts. Je parlais d’avoir trouvé une veine, plus tôt. Quand on exploite un gisement, il y a pas mal de gravats sans intérêt pour quelques pierres ou minerai de valeur. J’en suis à cette étape où, après plusieurs semaines – mois – à n’extraire que de la roche et de la terre, je me demande si je n’ai pas épuisé le gisement. À cette différence près que ma créativité est une ressource renouvelable, que je connais certaines techniques pour recharger le puits, que j’ai encore des choses à écrire et à dire, que c’est une question de persévérance et de patience.

Comme cette nuit, dans cette chambre. Je ne me suis pas couché en PLS sur le sol en attendant le matin. J’ai tâtonné, rampé, escaladé (un bureau), jusqu’à trouver un interrupteur. J’étais dans le mauvais coin de la chambre, mais j’avais de la lumière. Le monde a retrouvé son ordre, la panique s’est dissipée, j’ai repris le cours de ma vie.

Notes

†. En toute transparence, la vraie raison, c’est qu’écrire me permet de créer du sens, de laisser une trace de mon passage sur Terre, et la manière d’occuper mon temps sur Terre la plus satisfaisante et gratifiante à long terme que j’aie trouvée. Le fait que ce soit mon gagne pain, et que ce soit plus confortable pour moi de continuer à l’exercer que d’apprendre de toute pièce un nouveau métier, ne joue qu’un tout petit peu dans l’équation. Disons-le clairement : écrire c’est l’espace où se mêlent pour moi le matériel et le spirituel. (retour au texte)