Chasseur de licornes

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J’aime que tu sois toi. J’aime ces petites phrases, ces idées inavouables qui sortent parfois de toi avant que tu n’aies pu les retenir. J’aime cette personne ambitieuse et audacieuse et je m’attriste des peurs qui verrouillent tout ce qui est en toi si beau et qui ne demande qu’à s’exprimer. Je découvre Henry Miller, après vingt ans à entendre mon père m’en parler et me le recommander.

“J’ai trouvé que ce que j’avais désiré toute ma vie n’était pas de vivre – si ce que les autres font s’appelle vivre –  mais de m’exprimer”.

Cette quête de soi, qui consiste à faire le tri entre les désirs des autres, dont on est constamment bombardé, et ses propres envies, ses besoins profonds. Écrire pour se dire. Pour se montrer. Pour être. Ou plutôt écrire parce que l’on est, par ce que l’on est.

Et toi tu résistes. Tu ne veux pas que l’on te voit telle que tu es, imparfaite, faillible, ancrée dans un monde qui n’appartient qu’à toi, qui n’est partagé par nul autre, dans lequel tu te sens seule. Tu résistes et en souffres. C’est insupportable cette manière qu’ont les mots de t’éviter, de s’évincer quand tu braques sur eux le projecteur de ta conscience. Quand tu décides de t’installer dans ton atelier pour y façonner des histoires ils se carapatent en ricanant comme des petits salopards. Ils veulent jouer à chat et toi tu voudrais qu’ils se traînent gentiment sur ta page, leur boulet à la cheville, lourd d’encre sérieuse.

Tu ne peux pas écrire juste pour écrire. Ce serait terrible si l’on se rendait compte que tu aimes t’amuser, que parfois tu as l’âme de tes cinq ans et que dans ces moments-là tu veux seulement écrire que les marschmallows sont des crottes de licornes et que des chasseurs appliqués traquent leur proie en croquant dans ces cubes colorés. “Il est dur, elle est passée par là il y a trois jours”. “Celui-ci est grillé, elle a pris une insolation, elle sera plus facile à choper”. “Celui-ci a la parfaite texture et ce petit arrière goût de vanille. Elle n’est pas loin”.

Chasseur de licornes.

C’est la fonction que je mettrais sur mes cartes de visite si j’en avais.

Je traverse le monde à la recherche de mon authenticité.

Je m’efforce de dire ce qui me passe par la tête, parce que la vie est trop courte pour garder les choses pour soi, sauf quand il s’agit de mon père parce qu’il menace tout le monde de se foutre en l’air à la moindre contrariété. Quand il ne boude pas.

Et sauf quand il s’agit de ma peine à voir partir les deux petites lutines qui ont accompagné mes errances professionnelles de ces deux dernières années. Je ravale mes larmes et les mots s’y noient.

Écrire de la fiction c’est ne pas dire. C’est évoquer. Parler entre les lignes. Cacher le sens pour le rendre plus apparent. Magicien de l’émotion tu caches ta nostalgie dans une histoire d’avenir.

“Être professionnel c’est…” quelque chose qui m’échappe.

Je vis pour m’exprimer. Le professionnalisme est une préoccupation secondaire. Je me débrouille pour bricoler un revenu à peu près suffisant pour me permettre de consacrer du temps aux mots. Du temps à m’asseoir sous la pluie et écouter la lente mécanique de mon cœur qui s’ébranle.

Je remplis formulaire après formulaire pour établir la stratégie qui me guérira de mes craintes professionnelles: “vocation, vision, mission, valeurs, objectif, stratégie”. “Quoi, quand, qui”. Je note des mots, des mots creux. Mon âme n’y est pas.

Je remplis ma feuille de route : écrire des histoires tant bien que mal. Exprimer mes pensées avec régularité. Dans l’espoir d’apaiser mes interrogations existentielles. Peut-être certaines de ces histoires toucheront-elles quelqu’un. Il y a quelque part en moi, quelques jours par semaines, ce lointain espoir de toucher des millions de vies avec mes livres. En réalité j’écrirai dans tous les cas.

Les autres questions sont une distraction, un moyen de retarder le moment de faire, une solution d’appoint pour échapper – temporairement – à la difficulté du métier. Le forgeron se brûle l’épiderme devant son feu. Je me brûle le cœur au contact des émotions à fleur de peau qui agitent les personnages de mes fictions, qui agitent aussi les personnes bien réelles qui viennent chercher en moi un guide, une présence rassurante, un foyer créatif.

Toi tu es parfaite telle que tu es, y compris dans ta plus grande imperfection. Tu peines, tu es faillible, tu te sens fragile. C’est pour ça que tu es forte. Parce que tu as quelque chose à dire et quelque chose à protéger. C’est dans cette combinaison que naît l’art. La seule chose à faire c’est de te présenter au rendez-vous jour après jour après jour après jour, te chauffer le cœur au contact des souffrances de tes personnages et pleurer toute la sueur de ton corps pour en extraire cinq cents mots à la fois.

Puis recommencer.

Pour enfin finir.

Et immédiatement célébrer. Et immédiatement recommencer.

Un livre en entraîne un autre, sans cesse. Cinq, six heures par jour au clavier, à arracher chaque lettre à l’inertie des premières heures ; à dévaler à toute phrase les rapides de l’abondance créative ; à te débattre pour trouver du sens dans les marécages de la vulnérabilité.

Et sans raison, parce que tu as assez dormi, parce qu’il est encore tôt, t’endormir devant l’écran et reconnaître la résistance. Lutter contre elle. Persister. T’opposer à la distraction, non parce qu’il ne faut pas se faire plaisir de temps en temps mais parce que la moindre interruption tue le travail, parce qu’ouvrir l’une des portes de la distraction c’est les ouvrir toutes et laisser s’enfuir le temps tandis que s’invitent à l’intérieur la culpabilité et la déception.

Le lundi c’est dimanche, alors je coupe l’Internet, je bascule en mode avion, et je m’attèle à ma fiction. La nouvelle que je dois livrer le 16 n’est pas bonne. Elle n’est pas assez dans le sujet, elle n’est pas assez travaillée. Elle existe. Elle me touche. Elle manque de travail mais elle porte quelque chose de moi. Elle est parfaite telle qu’elle est malgré sa timidité à exister pleinement.

Mon travail à partir de maintenant c’est de l’encourager à se montrer dans toute sa magnifique nudité. C’est la partie la plus difficile du travail, celle qui fait reculer la grande majorité des auteurs qui préfèrent éviter de se mouiller. C’est aussi la partie la plus intéressante.

Photo par Gabriel Sanchez via Unsplash