Nuances de café

Je prenais Julie entre les sacs de café pendant sa pause. Les grains roulaient sous corps, marquant sa peau du pointillisme de nos ébats.

– Tu prends une tasse ? me demanda-t-elle en boutonnant son chemisier.
– Ne boutonne pas si haut.
En grimaçant, elle protesta :
– Mes clients…
– Ils seront contents.
Sans me quitter de son regard appuyé, Julie ferma les boutons restants. Jusqu’au col.
– Bon, tu le veux ce café ?
– Oui.
– Installe-toi en salle, je te l’apporte.
C’était comme ça avec Julie, des moments saccadés à la caféine. Je l’avais rencontrée un jour où, fatigué, j’étais entré dans son coffee shop en demandant un café noir et serré.
– On ne fait pas ça ici, m’avait-elle dit d’un ton sec, le café si épais que la cuillère tient toute seule dedans, faut aller ailleurs.
J’avais souri.
– Ok. Faites-moi une proposition dans ce cas.
– Tout dépend ce que vous voulez. Si vous voulez de la caféine, vous pouvez prendre un café filtre. J’ai un café d’Éthiopie, une merveille, ou un autre du Vénézuela, délicieux. Pour du goût, prenez plutôt un expresso.
Elle avait les yeux qui pétillaient. Rien qu’à l’écouter parler de ses cafés je voyageais.
– Va pour le goût, alors.
J’avais échangé ma tête d’ours mal léché pour une curiosité amusée. J’aimais déjà cet endroit. Sur la mezzanine, une grande table en bois accueillit mes carnets et mes stylos. Mon casque sur les oreilles, j’oubliai mon environnement jusqu’à ce qu’elle apporte mon café. Impatient de découvrir l’expérience qu’elle m’avait promise, je laissai les vapeurs porter leurs arômes à mes narines avant d’aspirer une première gorgée de liquide. Tout ce qu’elle m’avait dépeint, la terre, le pamplemousse, tous les arômes étaient là. C’était la première fois que je goûtais le vrai goût d’un café, pas juste sa version brûlée par une torréfaction sauvage et une préparation précipitée.
Trois visites plus tard, elle me tutoyait et nous parlions de nos passions respectives. Trois mois avaient passé depuis.
– Tu viens avec moi ce soir, je vais avec un groupe de potes voir un concert dans un bar ?
– Non, je bosse ce soir.
Julie secoua la tête, les lèvres pincées, et redescendit derrière son comptoir. Je n’avais rien de prévu ce soir-là et elle le savait. Ou elle s’en doutait. J’avais cessé de croire aux relations amoureuses. Pas par défaitisme mais par ennui. Je me sentais bien en compagnie de moi-même et chercher davantage que la compagnie saccadée d’une femme dans une arrière salle ne m’intéressait pas. Je m’étais coupé de ma vie sociale pour me consacrer à ma carrière, c’était un sacrifice qui avait des airs de bénédiction.
– Tu pourrais au moins faire semblant de t’intéresser à moi, fit Julie en posant sous mon nez une part de carrot cake.
– Je m’intéresse à toi, je n’ai juste pas envie de sortir. Je ne m’amuse plus en soirée, et de toute façon je dois éviter les sons trop forts.
Elle se détendit, pas au point de sourire mais une petite étincelle pétillait dans son iris.
– Ta mauvaise foi n’est même pas convaincante.
– C’est tout son intérêt. Si je me prenais au sérieux, tu ne me laisserais pas faire ça.
Je lui saisis les hanches et la rapprochai de moi pour l’embrasser. Elle referma ses lèvres sur les miennes et se retira en douceur, en me posant un doigt sur la bouche et en murmurant « Pas devant les clients ».
L’équilibre que je maintenais était fragile. Elle avait beau être très prise par sa boutique, elle voulait des soirées à deux, collés sur le canapé devant un film, et des weekends en amoureux à avaler des kilomètres sur les routes de France. Ces deux perspectives me serraient le ventre, pas dans le bon sens du terme.
Je quittai le coffee shop sans qu’elle ne soit remontée me voir.
– Grosse journée ? lui demandais-je en réglant mes consommations.
– Pas spécialement.
Je tentai un sourire. Elle resta froide.
– À plus ?
Mon ton interrogatif marquait déjà ma défaite. Elle s’insinua dans la brèche.
– Ouais, peut-être.
Je battis en retraite. La porte se referma devant moi. De l’autre côté de la vitre, Julie riait avec son collègue. J’étais hors jeu.
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– Non, pas aujourd’hui, fit Julie lorsque je lui proposais de la retrouver dans la réserve à sa pause.
– C’est à cause d’hier ?
– Voilà ton café. Tu veux autre chose ?
Elle regardait sa caisse. Son collègue venait de poser le gobelet de papier sur le comptoir et me fixait avec un regard mauvais.
– Oui, une réponse. Dis-moi ce que je peux faire pour te réconcilier avec moi.
– Je n’ai peut-être pas envie de me réconcilier.
– Et si je te propose de venir avec moi au ciné ?
– Ce n’est pas de cinéma dont j’ai envie.
– Alors le concert, répondis-je presque suppliant.
– Pas comme ça, non.
– Julie, viens. Parlons-en.
Elle leva enfin le regard. Il était sombre.
– Pourquoi ? Pour que tu puisses me convaincre de baiser avec toi dans l’arrière-boutique ?
J’eus un mouvement de recul.
– Ce n’est pas…
– Parce que c’est tout ce que tu me proposes jusqu’à présent.
Je me tus. Je saisis mon gobelet et partis, le ventre serré. J’abandonnai le café dans la première poubelle que je croisais. Je n’en voulais plus.
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Je regardais dans le vide au-dessus de ma page blanche. Il me restait cinq jours pour rendre cette illustration et je ne l’avais pas commencée. Julie me restait dans la tête. Je ne lui avais pas reparlé et j’évitais le quartier du coffee shop. Ma main se mit à dessiner, mon esprit ailleurs. Quand elle eut fini et que je regardai le dessin, c’était Julie et ses cheveux fous, Julie et sa chemise à carreaux entrouverte sur ses seins. Je froissai la feuille. Il était temps que j’aille faire un tour.
Les rues sentaient l’hiver. Le vent soufflait son humidité glaçante qui engourdissait mes pensées. Des fonctionnaires dans des nacelles au bout de bras articulés installaient les décorations de Décembre. Peut-être y aurait-il de la neige cette année ? Le temps semblait vouloir s’y prêter.