Se sentir vieux

Pour la première fois de ma vie, j’ai décidé de préparer des CV et des lettres de motivation pour décrocher un job. Non, pas un job, un métier. Un peu un métier de rêve. Celui que je crée depuis treize ans mais version au-dessus. Je pense que ce sera difficile mais j’espère me tromper.

Je me surprends à me sentir vieux, à me dire: « tu aurais dû faire ça il y a quinze ans! » et je me rappelle qu’il y a quinze ans j’aurais été incapable de faire ça, justement, et de faire valoir l’expertise qui est la mienne aujourd’hui. Mais je me sens vieux, à chercher un boulot aujourd’hui, alors que je n’ai pris aucun des chemins traditionnels, et que je ne demande pas un boulot traditionnel.

Mais à quoi bon vivre si ce n’est pour faire remuer le monde ? C’est un peu la ligne de fond de ma vie, non ?

La vie dans l’engagement. Il se trouve que mon engagement à moi c’est les histoires et la culture, parce que je vois l’état du monde et ça me donne envie de pleurer, et j’essaye d’apporter quelque chose avec mes livres et même si ce n’est parfois que du divertissement j’essaie de ne pas être trop dur avec moi-même et de me rappeler que c’est bien aussi, parfois, d’offrir aux gens de quoi mettre leurs soucis de côté, de quoi prendre une pause de leur vie quand celle-ci brasse trop.

C’est un peu à l’opposé du coaching, qui est là pour mettre les individus dans leur responsabilité et leur dire: « maintenant, arrête de tourner autour, regarde le problème en face et rentre dedans. »

Et je crois que c’est aussi un peu ça ce que je fais aujourd’hui, cette idée d’envoyer des CVs, c’est aller au cœur de la fabrique à histoires et opérer de l’intérieur plutôt que dans les marges.

Pour rire je m’appelle « l’homme qui murmure à l’oreille des auteurs » et des fois c’est celui qui murmure à l’oreille des histoires, et c’est vraiment ça en fait, mon métier. C’est prendre une histoire et un auteur et les amener à se rencontrer au plus haut point de leur potentiel.

C’est ce à quoi encourage L’artiste est un athlète comme les autres, c’est ce que je fais dans mes séances de coaching, c’est ce que je fais avec moi-même jusqu’à l’épuisement.

Mais je le fais dans ma petite bulle confortable. Je veux le faire plus grand, plus vaste. J’envisage un gros changement de vie. Parce que c’est le moment, ça fait six ans que je fais la même chose, je sature. C’est comme ça, je connais mes cycles.

De cycle en cycle cependant je vieillis, mon endurance est moins longue, ma récupération plus lente, et j’aspire à un peu plus de calme. Et je supporte un peu moins de me bousculer moi-même. Mais ce sont des choix, aussi, des envies que j’ai suivies, de vivre sans me laisser de porte de sortie, d’aller dans le cœur bouillonnant de mes aspirations sans plan B.

C’est l’aventurier en moi qui dirige la barque. Et le vieux type en charentaise bougonne. Je suis un peu Monsieur Fredricksen en même temps que Russell, le vieux grincheux en même temps que le gamin qui court partout avec un enthousiasme inextinguible. Je me fatigue doublement, quoi.

Je serai trop vieux le jour où je serai mort. Là, franchement, je suis au tout début de ma vie d’adulte. Je ne crois pas que l’on sache réellement ce que c’est qu’être adulte (c’est-à-dire être responsable émotionnellement en plus de tout le reste) avant 30 ans dans le meilleur des cas. Alors j’ai 6 ans. Je suis en CP.  Les rôlistes comprendront ça en termes de niveaux. Vivant de niveau 30, adulte de niveau 6.

Alors c’est jeune, finalement, pour se pointer et dire: « voilà les gars, voilà mon CV ».

Ça implique de croire en mes compétences et en ma valeur, et j’y crois, hein, je les constate à chaque fois que je parle avec un auteur de son histoire, je vois bien que je vois les choses autrement et je sais bien que c’est l’expérience qui s’exprime, et je vois bien que ça les aide à avancer, mes auteurs, quand je fais ça avec eux.

Mais quand je rentre et que je suis seul et que je vois la barre de mes ambitions et le niveau que j’ai atteint, il s’opère comme un court-circuit, et le fait de ne pas être encore au niveau que je vise m’empêche de voir le niveau que j’ai atteint, et quelque chose en moi dit: « t’y arriveras pas. Tu devrais déjà y être ».

Alors je me force à repenser à Pressfield. Et à Georges R.R. Martin. Et à me rappeler que si j’y étais déjà, ça ne signifierait, pour moi, que le début d’une autre ascension. Et l’air de rien, c’est déjà un peu ça, les sommets que j’ai gravis, et ceux que j’escalade maintenant.

Je ne sais plus où j’ai lu l’histoire de ce type qui forme des alpinistes. Les aspirants viennent le voir en disant: « je veux gravir l’Everest » et il dit: « parfait, on va gravir ce petit pic, là, et je verrai si tu as ce qu’il faut ». Et ils y vont, un petit groupe et lui. Et ils grimpent, et ils suent, et c’est un pic assez sérieux. Sauf que, lorsqu’ils arrivent au sommet, ils réalisent que ce pic qu’ils prenaient pour la destination n’était que le premier d’une série de plusieurs, d’altitude et de difficulté croissante.

Et la manière dont le type les évalue est la suivante: il regarde la réaction des membres du groupe lorsqu’ils découvrent qu’il leur reste 3 ou 4 autres ascensions. Et il y a deux réactions, il y a ceux dont le regard se voile, qui se disent: « oh non, pas encore ?! » et il y a ceux dont le regard s’éclaire, qui se disent: « génial, ce n’était que le début! »

Est-il utile de préciser qu’être bâti pour l’Everest n’a rien à voir avec la force, l’agilité, le matos ou l’expérience, et tout à voir avec ce feu intérieur ?

(Photo by Kelly Sikkema on Unsplash // Votre vie c’est cette carte)