En fait, la vie

Ce truc qui échappe toujours un peu à notre vigilance, ce truc qui file sans qu’on le voit trop partir. On s’agite, on se remplit la tête d’idées, d’images, de rêves, on cherche à en réaliser un ou deux et quand on est sur le point de les atteindre, on se détourne comme s’ils n’étaient pas pour nous.

Les autres ont souvent l’air de mieux mener leur barque, de moins douter, de moins peiner, de vivre plus d’aventures et d’avoir plus de joies et plus de ces choses qu’on aimerait bien, nous aussi, avoir. Qu’on ne veut parfois même pas vraiment.

J’ai parfois du mal à croire à ce que je dis à mon fils, sur la vie, sur l’avenir. J’ai de plus en plus l’impression de vivre à l’envers, que plus j’avance, plus c’est dur et que ça devrait être l’inverse, en fait. Sûrement parce que je veux que ce soit plus de défis, plus d’audace, plus de découvertes et de rencontre avec moi-même.

Et puis ces mouvements de balancier, le matin la joie de vivre et le soir la fatigue et l’épuisement de savoir tout le temps qu’il nous reste encore à traverser.

L’impression, parfois, d’être en suspension, de regarder les fils du destin se tisser sous mes yeux sans rien pouvoir y faire. Me plaire dans la simplicité du quotidien. Me dire que si je ne m’en extrais pas par la force de ma volonté, je ne saurai pas de quoi j’aurais été capable. Me dire que si je force trop, avec ma volonté, je ne pourrai pas non plus profiter à plein de ce que ce monde a encore à offrir.

Je pense à acheter un terrain vague pour y planter des arbres. Une petite forêt. Des arbres fruitiers. Des arbres solides. Un mélange d’essences. En ville, comme un endroit de mystère et de sérénité.

J’ai des livres à écrire mais pas en ce moment, pas trop. Les mots sont en jachère, chahutés par d’autres urgences, moins importantes mais omniprésentes.

« Pense à prendre du temps pour toi ».

Oui, oui. Peut-être.

Je suis fasciné par l’obstination des gens à vouloir autre chose de la part des Autres que ce que ces Autres ont à offrir. Des projections à tire-larigot, des reproches quand tu es toi et pas ce qu’ils veulent que tu sois. Ça me fascine. Je regarde de loin. La détresse émotionnelle. La fragilité. L’isolement. Souvent, si tu leur donnes un peu d’attention, si tu les écoutes avec un peu de concentration, si tu les aides à se connecter à leur intimité, les voilà qui s’enflamment, qui cherchent à t’enchaîner à eux. C’est le chaos dans leur tête. Je n’ose même pas imaginer les histoire qu’ils peuvent se raconter. Enfin, on en passe tous par là, un peu érotomanes sur les bords, ça nous rassure, c’est confortable, c’est une autre forme de fuite.

Je n’ai pas envie de fuir. Pas envie de me résigner. Je garde dans un coin de mon esprit deux rencontres avec la résignation. Deux incompréhensions. La vie c’est jusqu’à la fin que ça dure, la possibilité de s’inventer, de se réinventer, de se rencontrer.

Until you die.

Jouer. Expérimenter. Ne rien prendre au sérieux. Prendre le soleil. Paresser. Rire. Boire du café. Du thé. De l’eau. Jardiner. Sentir le parfum des fleurs. Pleurer. Rager. Sentir la peur qui grimpe dans le cœur la nuit, cette peur qui dit « Et si tu n’y arrivais pas ? »

En vrai « si tu n’y arrivais pas ? » ça n’a pas de réalité, cette question. La vie, tu la vis, c’est tout. C’est le bordel, c’est pas comme tu veux, c’est mieux, c’est moins bien, c’est toujours un peu l’art de cette frustration créative qui te pousse à trouver d’autres manières de faire, d’autres ressources, des moyens de t’élever. C’est un jeu et une histoire que tu vis en temps réel, en immersion totale, sans replay. Une expérience unique que tu ne peux que réussir.

On peut échouer aux jeux sociaux, à l’argent, à la notoriété, mais pas à la vie. T’es là, t’as déjà gagné. Même quand c’est la merde. Même si tu préfèrerais parfois être ailleurs. Tu fais ton tour de manège. C’est pas forcément agréable mais des fois ça l’est quand même un peu.

On théorise, on cherche la meilleure manière d’aborder cette aberration logique qu’est l’expérience humaine, cette singularité galactique, ce coup de hasard qui fait que c’est toi, là, cette combinaison unique de gènes et d’Histoire, on veut contrôler mais rien ne se contrôle. Il y a trop de paramètres et l’échelle de temps et d’espace est bien trop vaste. À quoi ça te sert, franchement, de contrôler tes 80 ans et les quelques mètres carrés auxquels est limitée, toujours, ta conscience immédiate ?

Alors je respire. Je m’endors dans mon canapé en écoutant Portishead ou M ou Janis ou Cranes. Alors je m’occupe des plantes, je m’occupe de l’enfant, je m’occupe de moi. Alors je saute d’expérience en expérience: un café, un cours, un jeu vidéo, un roman, une marche en ville, un autre café, une interaction de surface avec un autre être humain, vivant, rempli de nuances auxquelles je ne prête pas d’attention particulière. On passe tellement de temps les uns avec les autres qu’on en oublie de voir combien c’est incroyable que mon ensemble d’atomes et ton ensemble d’atomes se croisent dans cette rue à cet instant-là. Des fois j’ai envie de juste serrer des inconnus dans mes bras et de leur dire: « wow, quelle chance qu’on se soit croisés, toi et moi, c’est tellement improbable! »

Mais on s’habitue. On prend pour acquise notre proximité, on cherche même à s’en prémunir, à se protéger contre elle. L’autre jour au téléphone avec une administration j’étais fasciné d’avoir une personne avec moi en ligne, une personne que je ne rencontrerai sans doute jamais, avec qui je ne parlerai peut-être plus jamais. Aujourd’hui (enfin le jour où j’écris ça) un faux numéro, une voix de femme qui demande un nom qui n’est pas le mien, moins d’une minute d’interaction. Tellement de richesse.

Mais ce serait creepy si je disais: « hey, c’est dingue non, qu’on se parle, vous et moi, vous réalisez l’ensemble de circonstances incontrôlables qu’il a fallu réunir, le nombre de paramètres insignifiants qui nous ont amenés à cette interaction ? »

Mais non, on se préoccupe trop d’équilibrer nos budgets et de payer nos factures et de régler nos blessures narcissiques et de soulager nos égos fragiles pour contempler la beauté de cette expérience, pour célébrer le miracle de chacun de nos instants. Et des fois c’est vrai, c’est chiant cette complexité que l’on a créée autour de ce miracle, et les conséquences désastreuses de notre évolution sur notre planète d’accueil sont à vomir. Et le stress de l’avenir et le stress du monde qu’on laisse à nos enfants et toutes ces choses. Mais juste un instant, juste une seconde, maintenant, si l’on prenait la mesure de ce qu’est notre vie, en fait.