Il évitait de se rappeler les rêves de son adolescence. Il avait appris il y a bien longtemps qu’on devait les remiser et ne plus y penser. Ils appartenaient à l’imaginaire. La réalité était bien plus dense et solide. Elle imposait ses contraintes et ses règles immuables. On n’avait d’autre choix que de cesser de croire à l’impossible et apprendre à accepter le rationnel, le raisonnable, l’atteignable. Atteignable, comme ses objectifs SMART. Spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes et timés. Voilà quelque chose qui était ancré dans la réalité. Ce modèle de définition d’objectifs était un excellent moyen d’éviter les déceptions humiliantes de l’échec. Chaque mois, en réunion, il définissait ses objectifs en s’assurant qu’ils étaient juste assez certains pour ne pas être terrifiants, juste assez challengeants pour ne pas être ennuyeux. Ainsi, il évitait les grandes marées des émotions. Jamais désespéré, jamais trop excité, il se réjouissait de remplir ses quotas et de ses primes de fin d’année. N’étaient-elles pas la preuve qu’il avait tout compris à la vie ? Il détestait les losers et lui, il réussissait tout ce qu’il entreprenait. Qu’il n’entreprit rien de véritablement risqué ne le préoccupait pas.
Alors pourquoi ces rêves qui l’arrachaient au sommeil depuis dix-sept jours ? Chaque nuit, à 4:23 pile, il ouvrait les paupières sur son réveil matin, les derniers filaments d’une scène déjà oubliées tentant sans succès de s’accrocher à sa conscience. Ne demeurait qu’une lointaine sensation de gâchis, un sentiment d’urgence, le tictac du compte à rebours de son existence toquant à la porte, enflant. Il soupirait, fermait les yeux. Inutile. Le sommeil l’avait abandonné. Une désagréable sensation nauséeuse farfouillait dans son ventre. Sa femme parfaite dormait, elle, du sommeil du juste, de son côté du lit. Un gouffre semblait les séparer. Le lit trop grand. Son dos tourné. Son souffle profond, régulier tandis que lui respirait mal, tournait et retournait sans trouver de position confortable.
Résigné, il se levait, allumait son ordi. Se branlait devant un porno sans ambition. Frustration. Il sortait un dossier ramené du boulot. Impossible de se concentrer. Les mots flottaient dans sa tête sans s’y imprimer. 4h51. Le temps était-il bloqué ? Il chaussait ses baskets, fermait la porte en silence. Au moins, se disait-il, je prends de l’avance sur mon planning. J’aurai fait mon sport. Son prochain marathon dans cinquante-sept jours. Il serait prêt. Il battrait son record. Il battait toujours son record. Peut-être parce qu’il ne donnait pas son maximum. Il ne poussait pas jusqu’à l’épuisement. Il ne flirtait jamais avec ses limites.