Où est passée mon ambition ?

À une certaine époque, je savais ce que je voulais. C’était clair et obsessionnel. Difficile, réclamant de l’effort (les meilleures choses le font, en général), mais présent comme une lumière dans la nuit, comme un phare me permettant d’esquiver les récifs et de définir mon cap.

Quelque part en chemin, cette clarté s’est perdue. Soit que le brouillard se soit levé, soit que j’ai tellement dérivé que je lui ai tourné le dos. Cette obsession qui m’accompagnait, un peu comme un horizon distant et inatteignable, peut-être, s’est émoussée. Je me raconte que c’est à cause de plusieurs déceptions. Je me convaincs qu’on aurait comme un réservoir de résilience et qu’au bout d’un moment, après trop de coups, trop d’espoirs non suivis d’effet, le réservoir se retrouve vide et on baisse les bras.

Je n’y crois pas. C’est une histoire que je me raconte parce que si je n’ai plus de carburant pour continuer, je peux me ranger sur le bas côté et laisser tomber sans m’en vouloir : j’ai fait ce que j’ai pu avec ce que j’avais, j’ai vidé le tank, c’est la fin de la route, tant pis.

Pratique.

Moins pratique l’effort nécessaire pour redonner du souffle à l’entreprise. Ce gros projet d’être artiste, de puiser dans les parts les mieux cachées de la psyché — la mienne, la collective — pour la transmuter en histoires, nécessite une bonne dose d’énergie. Une bonne dose de silence, aussi, et de solitude. L’entourage a du mal avec ça, la solitude. Ils le prennent comme une attaque personnelle, comme un indice de mal-être, de dépression ou je ne sais quoi.

Les personnes qui n’ont pas de pratique artistique régulière ont du mal à saisir ce que je peux aller chercher dans le rien. Assis, les yeux dans le vide, une tasse fumante à portée de main. Je n’attends rien. Je ne fais rien. C’est quand je suis entouré que je m’agite, que je fais des choses pour me donner l’air occupé dans l’espoir de trouver un semblant d’isolement. Ça ne marche pas, évidemment.

C’est dans les moments comme celui-ci, quand la nuit est tombée et que la ville s’endort, avec un peu de musique dans les oreilles et une lumière tamisée que je retrouve un semblant de concentration — non, ce n’est pas le bon terme. De connexion. De capacité à recevoir les mots, les images, les sensations qui font les histoires. De capacité à plonger dans le puits.

C’est peut-être ça qui a fait fuir mon ambition, d’ailleurs. L’omniprésence de sollicitations. La société et ses besoins. Sa mécanique.

Je notais aujourd’hui, dans mon journal de bord, que j’ai visité mon monde idéal pendant le Grand Confinement de 2020. J’entends que pour plein de personnes ça a été une sorte de cauchemar. Pour moi, c’était parfait. Pile ce dont j’avais besoin. Pile ce dont je rêve au quotidien.

Pas d’obligations. Pas d’attentes. Juste mes projets et ma trépidante vie intérieure. Pas d’injonction à faire, à consommer. Totale liberté pour être. De beaux projets sont nés pour moi pendant cette période. Des amitiés se sont nouées. D’autres se sont défaites. Je crois que je ne me suis pas remis du choc du retour. Je me suis tellement épanoui pendant cette mise à l’arrêt, j’ai tellement rêvé que le monde pouvait continuer dans le même calme, que ça a été violent de voir que tout repartait à l’identique après coup.

Je ne sais pas pourquoi je repense à Cashback, au temps suspendu et à cette tranquillité qui précède la reprise du cours des choses.

C’est peut-être cela que je recherche. La suspension du temps. Et peut-être bien que ce qui me rend aussi agité ces mois-ci, c’est l’espèce de frénésie qui n’en finit pas. Je cherche l’interrupteur qui me permettra de m’installer à nouveau dans une temporalité qui m’appartient plutôt que dans l’urgence dictée par le monde. Ce n’est pas que l’urgence me soit désagréable, c’est qu’elle me disperse.