Le supplice de l’indépendant

Être freelance est un piège. La liberté de ne pas être salarié est contrebalancée par la contrainte de toujours travailler. Négocier son temps pour de l’argent, même si c’est selon ses propres règles, c’est toujours travailler par besoin plutôt que par envie, c’est laisser la porte ouverte à l’urgent plutôt qu’à l’important. Prospecter, trouver des clients, vendre, vendre, vendre. Un contrat signé offre un soulagement de courte durée. Celui-ci n’est pas rempli qu’il faut déjà courir après le suivant. Sisyphe n’a rien à nous envoyer, nous qui dépendons d’une poignée d’autres pour vivre correctement.

Ce n’est évidemment pas la solution pour moi. Je me lasse trop vite pour rester fidèle à un métier, je m’ennuie et ai besoin de changement. J’ai souvent soif d’autrement. Et mon esprit de stratège voit trop la nature tacticienne d’une vie d’indépendant pour s’y investir. On ne gagne pas les guerres sans voir la grande image, sans regarder la globalité du terrain, mais en pensant large et en évaluant les pertes que l’on est prêt à concéder pour arriver à la victoire.

En matière de sécurité financière, l’investissement est la meilleure stratégie mais pour investir il faut du capital et tout le monde n’en a pas (je n’en ai pas, j’ai appris tout petit que l’argent était fait pour être dépensé, pas pour être gardé). Ce que j’ai (ce que, je crois, tout le monde est capable d’avoir) ce sont des idées uniques et intéressantes, une vision du monde et des compétences en tant que conteur. Elles ne sont pas rares, ces compétences, mais je les ai.

Et avec ce regard unique et cette capacité à raconter des histoires, je peux investir dans quelque chose d’encore plus précieux (à mes yeux) que des actions en bourse ou un parc immobilier. Je peux investir dans mes propriétés intellectuelles, c’est-à-dire mes univers de fiction, mes méthodes de travail, ma compréhension du monde et de la communication. Je peux donc écrire des livres, créer des programmes de formation, et les publier, et les vendre, et continuer à les vendre longtemps après les avoir créés.

Le boulot est le même: prospecter, vendre, vendre, vendre, fidéliser, mais à la différence du freelance, je n’ai pas à recommencer à zéro à chaque contrat, je n’ai pas à exécuter sur la commande puisque le livre existe déjà et comme j’enlève une étape, j’ajoute du temps. Et comme j’ajoute du temps, je peux créer de nouveaux livres, et continuer la construction de mon univers personnel, un espace à visiter comme un parc d’attractions ou une université, un lieu où s’amuser, s’émouvoir, et apprendre.

Le volume de lecteurs que je peux accueillir dans mon univers est infini (à l’intérieur du marché qui le mien) contrairement au nombre de clients que je peux prendre quand chacun représente un volume horaire de travail incompressible.

Alors je fais ça. J’investis dans mes livres. J’explore mon imaginaire comme un prospecteur sonde un astéroïde à la recherche de filons minéraux à exploiter. Et j’investis dans ma communication. Timidement puis avec plus d’audace. Et plus de confiance. Et d’autant plus de désir que je suis arrivé au bout de ce que mes activités de freelance pouvaient m’apporter.

Il n’est pas compliqué ce calcul. Ce qui est difficile, ce qui fait que la grande majorité des gens ne feront jamais ce choix, ce qui fait que je n’en suis qu’au début, c’est qu’il est ardu. Il demande de savoir se connecter à soi-même, d’être clair sur qui l’on est et ce que l’on veut, d’être vulnérable sans se surexposer, et de communiquer – ce qui équivaut à se faire violence.

Il est ardu parce qu’il faut aussi continuer à produire de l’art, des œuvres qualitatives et en quantité, progresser, se dépasser, avancer. Mais le faire en sachant que chaque étape est une brique en plus qui construit l’aisance totale de demain, c’est autre chose que de se lever chaque jour en se disant que le travail du jour n’est rien que ça, le travail dont, à la fin de la journée, il ne restera plus d’autre trace qu’une ligne à l’intérieur d’un portfolio.

Le travail que je choisis de faire me noircit les doigts et me vrille la tête quand je le pousse au bout. Certains jours sont plus dispersés que d’autres, et ce travail il laisse des traces. La routine de ce travail n’est pas une éternelle répétition, et chaque livre qui sort apporte quelques euros de plus dans la besace à la fin du mois pour des années et des années à venir. Et ce travail, ce travail vaut la peine d’être effectué.