Le ras-le-bol de la pensée positive

Quand je parle de ma mélancolie et de mes voyages du côté sombre de l’existence et de ma psyché, il y a toujours une âme charitable pour vouloir me réconforter, me rappeler que la vie est lumineuse et joyeuse et que tout est possible et que je-ne-devrais-pas-me-sentir-comme ça-je-mérite-mieux.

Comme s’il fallait éviter à tout prix cette saveur particulière de mes émotions. Mais je les aime ces moments-là, ils sont comme une plongée en moi. Les lutins de ma barbe activent leur monte-charge et descendent vérifier l’état des tunnels les plus profonds, peut-être creuser un peu plus, peut-être remonter avec quelques pierres épatantes et précieuses.

La vie est fade sans diversité émotionnelle. Et quand les choses brassent j’ai le bonheur de me sentir en mouvement, vivant, présent à ce qui est là, ce qui s’exprime sans mots.

La vie m’ennuie quand elle est tissée de citations feel-good et de déni du triste.

Oui, oui, on peut choisir ses états. Oui, oui, on peut préférer les fulgurances de la joie et l’illumination du sourire forcé. On peut décider de ne pas s’attarder sur les moments de retour sur soi, sur les doutes, sur la déception que la vie ne fut que ça. On m’avait tant fait miroiter d’aventure et de rêve, de magie ; et l’aventure existe mais elle s’accompagne de moustiques, de cauchemars gastriques et de serpents venimeux ; et la magie existe mais elle est sans paillettes et sans baguette et ne transforme pas réellement les gens en écureuils ; et le rêve, le rêve meurt si on le réalise et s’atrophie si on le réalise pas.

La réalité trahit, les métaphores ne sont que de jolies images, les efforts permettent de tout réaliser mais en valent-ils la peine puisqu’au bout du compte tout sera réduit en poussière ?

Accueillir cet aspect-là de la réalité, sans complaisance ni apitoiement, le célébrer et l’honorer avec ses états mélancoliques, c’est cela aussi être vivant. Lorsque je reconnais ma déception face à la banalité de l’existence, je peux faire le deuil de ce qui ne compte pas tant que ça, au fond, et remplir l’espace ainsi libéré avec les deux ou trois priorités qui, elles, sont importantes même si elles finiront comme le reste, emportées par le balai cosmique lors du grand ménage de printemps de la galaxie.

Se priver de la mélancolie c’est appauvrir son existence et se priver d’une expérience précieuse permettant de redéfinir (à minima de se rappeler) ses priorités puisque, dans l’état mélancolique, seul reste ce qui est important pour soi. Le reste tend à être rangé dans le grand bac à ordures des désirs factices, des envies empruntées, héritées du marketing et de la pression sociale.

Feelgood no good me rappelle que l’excès de positivisme est aussi un moyen de s’aveugler, de se masquer ses propres besoins, en tous cas ceux qui se manifestent dans la douleur du renoncement, dans l’inconfort de la frustration de ne pas être (ou pas encore) là où l’on s’était engagé à emporter notre vie. Refuser cette douleur ou s’en protéger derrière une armure rose bonbon ornementée de stickers de licornes, revient à tirer le rideau sur une réalité (j’insiste: une réalité) malvenue, une réalité que l’on préfère ne pas entendre parce qu’elle nous rappelle l’imperfection crasse de l’existence.

Le problème des réalités que l’on ne veut pas voir en face, c’est que l’on ne peut pas les changer. Alors que si on se dit: « putain, ça fait mal de voir que j’ai renoncé à mon ambition » (par exemple), c’est la première étape pour rechercher des solutions et sortir du renoncement puisque, à en juger par nos émotions, ce renoncement ne nous convient pas.

Feelgood no good ne veut pas dire qu’on passe sa vie en mode emo. C’est un manifeste pour la diversité émotionnelle, pour faire cesser la discrimination des émotions « négatives » (je préfère dire « inconfortables ») et des messages qu’elles nous apportent.