La geôle de nos paradigmes

Opérer des virages de sens naît de l’expérience, de la rencontre de pensées complémentaires, d’idées alternatives, ou simplement de la maturation de nos idées propres. La difficulté que l’on ressent au moment d’opérer le virage, la force centrifuge du changement de paradigme vient de l’ancrage, justement, du paradigme. En clair : si je veux changer de vision du monde, il faut que je trouve la clef d’une cellule dont je suis à la fois l’architecte, le prisonnier, et le geôlier.

La difficulté est amplifiée quand le paradigme sous-tend la vie sociale. Dès lors qu’il relève du « bon sens », il n’est plus l’objet d’une analyse critique commune. Il est acquis. En l’occurrence, l’acception du bonheur comme découlant d’un bien-être décorrélé de son sens.

Bien-être ce n’est pas être bien au sens d’une absence d’affects trop brutaux, d’une sorte de joie de vivre vaguement sédative où le vécu « positif » aurait préséance sur le vécu « négatif » au point de vouloir systématiquement transformé ce dernier dans le premier, comme un alchimiste de l’existence qui aurait découvert la pierre philosophale et changerait le plomb de son âme en or.

Et bien c’est cela que je questionne. L’idée même qu’il y ait un différentiel de valeur entre nos vécus, qu’à la différence dans la nature de nos rapports au monde soit associée une connotation différente, que notre degré d’appréciation de nos vécus soit indicateur de leur valeur intrinsèque, que le « j’aime pas » se traduise par un « c’est pas bon » à vocation justificative d’une ablation d’une part de notre expérience.

Notre goût pour certains aliments psychiques n’est pas une sanction de leur potentiel nutritif, notre degré de plaisir ressenti dans telle ou telle situation n’est pas un fondement valable pour une pensée éthique.

Or la question du bien-être est la question éthique quand on la ramène à ses composantes : qu’est-ce que le bien être, la façon d’être au monde, de pratiquer l’existence, qui est bonne ? C’est la question qui occupe la philosophie depuis l’Antiquité, qu’elle se décline au niveau moral, politique, individuel ou esthétique.

Être bien, c’est être. Et qu’est-ce qu’être ? Quelle est la finalité de notre passage sur Terre ? Là se rencontrent et se confrontent puis se construisent les courants de pensée qui informent notre être au monde, à nous-même, aux autres.

Depuis trois décennies, ces questions ont été prises à leur compte par un courant vulgarisateur, le New Age dans les années 80, la pensée positive dans les années 90-2000, le développement personnel aujourd’hui. On a vu émerger une technique de l’optimisation psychique inspirée plus ou moins directement de la pensée stoïque, une technique dont le mantra est que l’esprit est supérieur à la matière, qu’il doit rester droit, cohérent, solide, même dans la tragédie. Se dissocier de ses émotions négatives pour se concentrer sur des objectifs de stabilité, d’équilibre, et de réalisation extérieure.

Si l’outil est intéressant et encourage la résilience et l’adaptabilité, il devient problématique lorsqu’il est érigé au statut de mode de vie. Alors il ne s’agit pas de savoir échapper au découragement, qui est un désengagement du vivant, mais de gommer les nuances de l’existence, de lisser notre expérience pour n’en garder qu’une sorte de positivisme productiviste.

C’est ce que je reproche au fond au développement personnel et au postulat idéologique derrière la vision du coaching qui en découle. Ils visent l’élimination de toutes les nuances de l’être qui ne conviennent pas à leur programme : optimiser l’individu pour qu’il accomplisse plus, plus vite, avec toujours plus de sourire. L’outil est efficace, l’idéologie est destructrice.

En sortir présente un défi de taille : élevé au rang de paradigme, c’est toute ma représentation du réel, de ses valeurs et de sa finalité qu’il me faut repositionner. Rien qu’à l’envisager, je sens des résistances qui s’élèvent de toute part en moi, des « Oui, mais… » face auquel je me dois de tenir bon, d’être solide, d’offrir un front uni.

Le premier obstacle est celui de la survie. Puisque l’idéologie productiviste l’a emporté, la valeur marchande de l’individu est mesurée à sa capacité à produire vite un produit conforme aux attentes. On a beau constater les conséquences désastreuses sur la nature, sur l’individu et sur le tissu social de cette aune, il est impossible d’en sortir. Si je ne produis plus assez vite ou assez bien, ma valeur marchande baisse, donc ma capacité à accéder aux objets de première nécessité diminue. Je suis donc malgré moi piégé par l’idéologie de laquelle je tente de m’extraire.

Le point de départ du changement paradigmatique exige de transformer mon rapport au monde, de trouver une alternative au problème de la survie. Je peux favoriser une économie basée sur l’être et le qualitatif plutôt que sur le produire et la quantité. Je peux incarner des valeurs qui sont l’écho de ma propre éthique et questionner le monde, questionner le paradigme.

Surtout, je peux donner de la place à tout mon vécu, que je l’aime ou que je ne l’aime pas, et éduquer mon goût comme je m’oblige à manger des aliments que je n’aime pas, pour que mon palais s’y habitue et finisse, sinon à les apprécier, au moins à leur être indifférent. Ainsi, l’on peut entraîner son palais psychique aux situations que nous avons jusque là connoté négativement. Plutôt que de vouloir les transformer en autre chose, plutôt que de nous focaliser sur le « positif », nous changeons notre regard et apprenons à percevoir la valeur intrinsèque, la qualité d’être, de ces expériences sans mettre à contribution une subjectivité binaire, un j’aime/j’aime pas forcément réducteur.

De la même manière que ce n’est pas parce que je n’aime pas une chose qu’elle est négative, ce n’est pas parce que j’en aime une autre qu’elle est positive. Si je continue sur la métaphore gustative. L’épinard reste nutritif et objectif « bon » d’un point de vue alimentaire même si je ne l’aime pas. L’alcool, le sucre raffiné, peuvent me donner du plaisir, je peux les « aimer », ils n’en sont pas pour autant moins destructeurs pour mon organisme, ils ne deviennent pas magiquement bons.

Et c’est tout le problème de l’idéologie de la pensée positive, qui s’appuie sur la subjectivité de l’expérience pour définir son éthique. S’appuyer sur le positif, c’est exclure du champ de l’existence tout ce qui est inconfortable, tout ce qui est désagréable, tout ce qui est sous-optimal du point de vue de la subjectivité. Or, d’un point de vue psychique, la destruction est autant nécessaire que la construction, et elle s’accompagne d’états léthargiques, d’états dépressifs. Au même titre que le corps a besoin de sommeil lorsqu’il se guérit d’une maladie ou lorsqu’il croît (pensez au rythme de sommeil d’un adolescent), l’esprit a besoin de repos lorsqu’il se répare d’un traumatisme, d’un choc, ou lorsqu’il développe de nouvelles idées, une nouvelle cognition.

Couper court à ces besoins accrus de distance, d’intériorité, de repos – qui se manifestent par les états « désagréables » déjà cités – c’est empêcher la pleine maturation de l’esprit et son bon fonctionnement. On sait que l’absence de repos dans le cas d’une maladie corporelle, ou le déficit de sommeil chez un sujet sain, retardent la guérison dans le premier cas et favorise l’émergence de pathologies dans le second. Et lorsque l’on est malade, l’on a beau ne pas aimer les symptômes, il ne nous viendrait pas à l’esprit de chercher à les transformer en ressentis positifs (bien sûr que non, suis-je bête, puisque, dans le cas des maladies que nous ne savons pas soigner, pour préserver notre productivité et limiter le désagrément, nous absorbons des médicaments visant à dissimuler nos symptômes sans pour autant traiter la cause du mal). C’est pourtant ce que la pensée positive nous enjoint à faire de notre développement psychique.

Plutôt que d’accueillir les manifestations de notre psychisme pour ce qu’elles sont et ce qu’elles dévoilent de notre vie intérieure, nous aspirons à les contrôler, pas pour mieux les accompagner, pas pour les favoriser – ce qui serait un bonne application de l’instinct technologique de l’homme, qui sait amplifier le potentiel de la nature – mais pour les contraindre, les gommer, et les glisser sous le tapis de notre conscience. Comme un adolescent monte le son de sa musique pour ne pas entendre la remarque judicieuse de l’adulte et en subir le désagrément, nous montons le son d’un plaisir superficiel (une productivité accrue) pour ne pas subir le désagrément des messages de notre pscyhé.

Alors qu’est-ce que l’être bien ?

Je postule dans l’individu une intelligence de l’essence supérieure à la conscience et à la pensée rationnelle, supérieure dans le sens où elle est capable de nuances inaccessibles à la conscience, dans ce qu’elle perçoit des besoins du corps et de l’esprit, mais aussi de l’environnement. Cette intelligence puise dans la vitesse et la précision de calcul de nos systèmes neuronaux, dans l’héritage transgénérationnel encodé dans nos ADN et, probablement à d’autres sources encore inconnues. Elle ne se soucie pas de jugements – c’est la conscience qui juge – mais d’ajustements constants.

Cette intelligence s’exprime dans nos aspirations, nos désirs, nos états, elle communique sans cesse avec nous, elle oriente nos décisions, nos actions, et entre en compétition pour cela avec l’influence de notre environnement relationnel, culturel, éducatif, et le marketing, qui, tous, cherchent à orienter nos décisions et nos actions. Ce n’est pas un problème quand ces influences sont compatibles, qu’elles vont dans une direction commune. Ça le devient quand elles provoquent des dissonances.

C’est alors que la transformation du négatif a le pire impact. Les dissonances sont notre meilleur allié dans la quête d’un être bien, c’est-à-dire d’un épanouissement accordé avec toutes les nuances de l’existence et avec cette intelligence supérieure de soi. Elles nous indiquent ces moments où notre comportement, nos pensées, etc. – tout ce qui fait notre vie vécue à l’extérieur – est en désaccord avec l’orientation dictée par notre vie intérieure.

La dissonance se manifeste comme une émotion, une souffrance, une dissociation, une coupure de la communication entre notre pensée et notre corps, des rêves, des cauchemars, des pensées parasites, des synchronicités, des maladies… les moyens de communication de notre essence à notre consciences sont nombreux et certains peuvent nous être déplaisants.

En refusant ces manifestations, en voulant trop vite les supprimer, nous empêchons la vie psychique de suivre son cours, à son rythme, sans souci productiviste, juste en laissant faire, juste en se laissant être.

Mais alors, comment survivre ? Comment continuer à agir si l’on se satisfait de ce que l’on a ?

Parce qu’on ne va pas rester allongé à se tourner les pouces, ce n’est pas satisfaisant. Si l’enjeu n’est pas de produire, il n’en est pas pour autant de ne rien faire. L’instinct créatif est fort dans l’être humain. L’histoire de l’humanité est marquée par notre rapport à la technologie (compenser notre faiblesse physiologique par notre capacité à inventer des outils) et à l’art (rendre compte de notre expérience). Le désir de faire est lié à notre espèce, mais sans frein notre obsession de l’outil nous pousse à inventer de nouveaux défis, à créer des technologies qui façonnent leur propre réalité au point de nous faire oublier notre profonde interdépendance avec notre habitat naturel, et de le détruire, que ce soit à l’échelle global (l’humanité et la planète qui l’héberge) ou au niveau local (l’obsession productiviste lorsqu’elle nous déconnecte de nos proches et de nous-mêmes).

Réapprivoiser un désir de faire mesuré, adapté à l’incarnation de notre essence, retrouver le chemin d’une écoute de soi qui ne soit pas limitée à l’écoute de ce qui nous plaît en nous, accueillir toutes les nuances de notre vécu, y compris celles qui nous font honte au regard de l’impératif culturel d’optimisation du mental au profit du faire plus, plus vite ; voilà qui pose les bases de ma réflexion éthique.