« Je veux vivre joyeusement dans un monde que je ne comprends pas » (Nassim Nicholas Taleb)

Antifragile est un livre favorable au chaos. Il souligne la nécessité, pour les organismes antifragiles, d’une certaine dose de stress et d’incertitude. Ils ont cette particularité d’être renforcés par les chocs. Ni fragiles (ils seraient affaiblis par les chocs), ni robustes (ils resteraient indifférents), ils sont antifragiles.

Antifragile, Nassim Nicholas Taleb

Mise dans la perspective de l’agilité émotionnelle, de la vie psychique et de la résilience, cette observation, et les réflexions qui l’entourent, prend une dimension qui m’intéresse particulièrement. Cette dernière année, je me suis laissé porter par le chaos, mon chemin a suivi celui de mes intuitions.

2019, année chaotique. Les chocs émotionnels et psychiques auraient pu me mettre à terre, ils ont eu l’effet inverse. Ils m’ont révélé une solidité dont je n’avais pas mesuré l’ampleur jusque là, que je n’aurais pas reconnue si elle n’avait été éprouvée par les événements. Ma conclusion n’est pas « ouf, j’ai été assez solide pour survivre » mais « heureusement que j’ai vécu ces chocs, ou je n’aurais jamais su de quelle solidité je suis fait ».

C’est grâce aux situation de stress que j’ai pu renforcer mon engagement dans le monde, dans ma vie, dans mon être-là et ma détermination non seulement à y rester, mais à y prendre mon pied. Longtemps encombré par la question du sens (« pourquoi je suis là », « quelle est la meilleure action possible ? », « quel est le but de la vie et comment m’y comporter ? »), j’en ai été libéré par la nécessité d’être, d’investir le réel, de mettre les mains dans le cambouis de ma propre existence.

Agir sans souci du résultat

Agir est l’antidote. Faire et se moquer du résultat. La peur de notre propre fragilité nous pousse à séparer le résultat de nos actions en deux catégories : réussite et échec. Quand nous craignons d’être fragile, nous croyons que l’échec nous affaiblira, qu’il nous brisera les rotules et nous laissera exsangue. Nous planifions dans l’espoir de réduire les risques, de favoriser la réussite, mais ce que nous voulons surtout c’est rendre le monde prévisible.

Rencontrer le monde se fait sans armure, dans la nudité de sa vulnérabilité. Pour le laisser nous transformer nous devons avoir foi dans notre capacité à sortir solidifié par le chaos.

L’antifragilité ouvre une nouvelle perspective : l’échec ou la réussite d’une action donnée importent peu, c’est la rencontre qu’elle permet avec le monde et avec soi-même qui compte. En agissant, je m’ouvre à l’imprévu, j’invite le chaos dans ma vie, et, avec lui, l’opportunité de découvrir un autre pan de ma solidité – qui sera peut-être à construire mais qui découlera dans les deux cas de la contrainte de mon adaptation au réel.

Je n’agis pas pour agir, je n’agis pas pour atteindre un certain résultat, mais j’agis de sorte à générer une dose suffisante de volatilité dans mon existence pour être bousculé.

S’engager dans sa propre vie

Depuis un an, entre le clown, les livres de Matthew B. Crawford, mon expérience de ma propre manière d’être au monde, et mon observation des autres, je vois se dessiner un nouveau champ d’investigation – plus exactement, je me suis engagé sur un nouveau champ d’investigation – celui de la réconciliation de l’Homme avec le monde. J’observe un nombre considérable de comportements – chez moi, chez les autres autant que dans la société – qui visent à mettre le monde à distance. La recherche de prévisibilité en est un, la gestion émotionnelle en est un autre. Cette mise à distance appauvrit l’expérience de la vie.

Ma nouvelle série de romans, Alex Armitage, est une première formalisation de cette pensée. Comme l’écrit Camus dans ses carnets, « si tu veux faire de la philosophie, écris un roman ». Dans ma démarche d’écriture, la pensée théorique est centrale. Une histoire ne m’intéresse qu’en tant qu’elle est l’incarnation d’une éthique. Les personnages vivent l’idée, ils en sont les représentants, les hérauts.

« Je veux vivre joyeusement dans un monde que je ne comprends pas » est une devise à laquelle je me rallie volontiers. Elle contient l’essence même de ce que c’est qu’être vivant : rencontrer l’inconnu, rencontrer l’altérité qu’est le monde, et, sans chercher à le comprendre ou à le catégoriser, sans vouloir le contrôler ou le gérer, l’accueillir dans tout ce qu’elle permet de rencontre avec soi, d’expériences inédites, et de célébration joyeuse.