Sans but précis, sans lenteur, marcher au hasard, et parfois atteindre la côte (c’est plus facile sur une île, c’est indéniable). Rencontrer un chien appelé Yogi qui « n’est pas méchant mais un peu pot de colle », que sa maîtresse laisse avec moi avant de s’en aller, sans me demander mon avis, lasse que le chien ne l’écoute pas, lui offrant la liberté de ses affinités. Yogi et moi contemplons l’océan à marée basse. Il court, ramasse des bouts de bois. Un moment, projeté à toute allure dans sa course, il me heurte à pleine truffe. Se frotte à ma cuisse comme pour dire « pardon, je n’ai pas fait attention ». Je l’aime, ce chien de hasard.
Errer c’est laisser au monde le soin de guider nos vies, c’est s’ouvrir au bonheur de l’imprévisible. En errance je vis sans crispation, ce qui ne signifie pas sans émotion – c’est tout le contraire. Le monde des Hommes cherche le stable, le sécure. L’errant, le voyageur, cherche la gîte. Sans déséquilibre il se sent nauséeux, mal en place. Le marin, lorsqu’il met pied à terre, ne s’acclimate jamais vraiment. Sa vie est faite de ces ajustements spontanés à un sol liquide.
Au centre de mon errance il y a moi, mon essence curieuse et émerveillée du monde, ma soif d’émotions à raconter, ma soif de mots à déverser sur le papier. Obsession de la vocation. Obsession envahissante. Toute prenante. Et qui s’accompagne d’un tel sentiment d’être en vie, aligné, à sa juste place. D’autres activités sont plus simples. D’autres activités sont joyeuses. Celle-ci a du sens. Celle-ci a le plus de sens. Inutile de lutter. Inutile de questionner.
Errer est au service de la vocation. Je m’inscris dans la filiation de ces moines errants qui vont, de ville en ville, un bol à la main qu’ils remplissent de riz comme ils le peuvent chaque jour, qui contemplent le monde avec tout leur être. Je m’inscris dans la filiation de ces artisans errants qui, de maître en maître, parfont leur art, affinent leur savoir-faire. Mon maître c’est la vie elle-même. Mon art, je le polis à la pierre de ma plume.
La vie en errance. Un choix qui fait froncer les sourcils, qui questionne les sédentaires de l’existence, un choix qui n’a pas de sens à leurs yeux, qui réveille leurs peurs tant il leur est étranger. Je les comprends d’autant mieux que je ressens le même effroi à les rencontrer, eux, avec leur incompréhensible désir de constance.
« La vie est mouvement » dis-je un jour à l’Enfant. Coralie de me reprendre : « J’aurais plutôt dit que la vie c’était la construction et la stabilité ». « L’un n’a pas besoin d’être exclusif de l’autre » me dira une voix amie plus tard. Je ne sais pas. Si la construction est possible dans le mouvement elle y est, par essence, instable. La différence entre un immeuble et un bateau – pas un paquebot mais un petit voilier chahuté par les vagues. Construire en mouvement c’est inviter des forces extérieures parfois violentes, toujours souveraines, dans l’équation. Le capitaine d’un navire peut ajuster son cap, pas dominer les flots. Demandez à Ulysse.
Vingt ans pour rentrer à Ithaque. Et ne parlons pas de Calypso. Ulysse est présenté comme une victime de cet épisode. Je n’y crois pas. Passons. L’errance – subie (??) – d’Ulysse comme une métaphore de l’existence errante.
Vivre, faisons-en une question éthique, politique, vivre doit être une célébration de la sève du monde qui bouillonne en chaque être vivant ; vivre doit se faire en immersion dans le monde, en prise avec l’émotionnel qui accompagne notre apprentissage et nos évolutions. Vivre, si c’est vivre comme un acte d’affirmation existentielle, doit être une plongée dans l’inconnu et l’incertain, un accueil des forces qui dominent le cours de l’univers davantage qu’une soumission aux lois des Hommes. Si l’on prête l’oreille, l’on entend le souffle de la voix qui murmure « voilà ton chemin, suis-le ». Dans la tragédie antique, les dieux décident du destin des hommes. La modernité s’est affranchie de ce respect des forces qui sous-tendent nos existences: notre inconscient, notre héritage génétique, l’infinie variété des facteurs qui mettent le monde en branle, qui agencent les saisons et les mouvements telluriques, littéraux et métaphoriques, ceux de la planète et ceux des âmes.
Vivre n’est pas contrôler, c’est s’adapter sans cesse aux évolutions que le temps fait glisser sur nous. Ça donne une impression de brouillon. La vie n’est pas un livre fraîchement sorti de la presse, avec les pages encore collées, la tranche pas encore cassée. C’est une feuille froissée que l’on a repassée au fer, remplie de ratures et de retours en arrière, de notes dans la marge et de gribouillis. Croire que l’on peut en faire autre chose c’est se bercer d’illusion, c’est être mégalomaniaque, se croire plus fort que le monde que l’on habite, qui nous héberge, qui existe depuis quatre mille cinq cent soixante sept mille millénaires, qui existera longtemps après que les poussières de nous se soient dispersées aux quatre vents. Un peu d’humilité ne nous ferait pas de mal.
Nous – nous tous – apprenons à vivre en vivant. Nous voudrions qu’il ne se passe rien dans nos existences. Nous préférerions qu’elles soient calmes et à peu près stables jusqu’à la tombe. J’y aspire aussi, à ce calme. Mais il ne peut pas venir d’un retrait de la vie, d’un refus des émotions, d’une fuite de nos rêves et de la difficulté qu’il peut y avoir – parfois – à les réaliser. Sans effort, sans défi à surmonter, comment pouvons-nous connaître la joie profonde du dépassement de soi, de la découverte de notre capacité, d’une estime juste de nous-même, d’une confiance dans notre capacité à nous écouter, à nous réaliser, à donner corps à ce qui vibre en nous ?
Cette joie-là, celle de l’apprentissage par l’expérience, est infiniment plus complète, plus pleine et satisfaisante que la joie du contentement, quand la vie roule calmement et sans vagues. J’entends que certains – la majorité ? – ne veuillent pas de cette joie-là, que le prix à payer (l’incertitude, le doute, la brume qui accompagne l’action inédite, la confusion des émotions qui nourrissent la croissance personnelle) leur paraisse trop élevé, le défi de la vie insurmontable. Nietzsche a beaucoup écrit sur ce dilemme : vivre, mais à quel prix ?
Chacun sa réponse. Je ne m’érige pas en donneur de leçons, ma voix n’est valable que pour moi et ceux qui arpentent un chemin proche, ceux dont l’existence trouve un écho dans mes choix. Pour nous le jeu en vaut la chandelle, la récompense est à la hauteur des sacrifices consentis, des audaces posées.