Ça prend des heures et des heures d’extraire des mots dans ces temps des débuts où les chemins sont envahis de broussailles d’avoir été délaissés. Ce métier, c’est une série de chemins de traverse dont on espère qu’ils révèleront le boulevard dégagé qui nous mènera au trône de plus grand auteur vivant. Quelques heures. Quelques jours. Quelques mois si l’on a de la chance. Si les autres se tiennent cois quelques temps.
Sinon, c’est une compétition toutes dents dehors.
Je ne suis pas trop gladiateur dans l’âme. Il y a trop de monde dans l’arène. Je préfère les seuls en scène. Moi. Un projecteur. Peu de jeux de lumières. L’ombre risquerait de me voler la vedette. Moi. Juste moi. Regardez-moi. Écoutez-moi. Je suis la sacrificielle offrande. Gorgez-vous de mon sang pour que le vôtre n’ait pas à couler. Laissez-moi ramper dans les marges. Laissez-moi m’écorcher aux arrêtes rugueuses de l’existence. Vous n’aurez pas à le faire. Vous me regarderez et vous soupirerez de soulagement. Vous pourrez rêver une vie de lumière sans vous frotter à l’ombre. Vous pourrez hurler d’horreur dans les moments de décrépitude. Vous débattrez, après la représentation, des choix qui mènent à une existence comme la mienne. Comment peut-on prendre ces décisions ? Comment peut-on, en son âme et conscience, choisir d’être aussi peu responsable, de ne pas s’occuper de l’argent, du labeur, des grandes valeurs du progrès et de la productivité ?
Vous pleurerez de mes malheurs, jalouserez mes bonheurs.
Ça prend des heures de sortir les mots et ceux qui émergent sont maladroits, excessifs, caricaturaux. Toute la colère doit dégorger avant que n’apparaisse la vérité vulnérable et tendre qui est le noyau de toute expression, de toute création.
Je navigue de courtes concentrations en divagations reposantes. Je mets quatre heures pour noircir quelques pages qui ne vont nulle part mais pour émerger quelque part, en particulier quelque part d’inédit, il faut d’abord accepter de se perdre.
Cette idée, elle revient dans tous mes livres : se perdre. Chercher. Sentir qu’il y a là, à portée de main, si seulement l’on parvenait, à force de quelque effort, si l’on se penchait, peut-être en tendant bien loin les doigts… Un bouton, une prise à laquelle se raccrocher, une poignée qui ouvrirait sur un monde neuf, un monde sur-mesure où l’on serait à sa place.
C’est cela le fantasme de l’existence : se sentir hors jeu et espérer contre toute évidence qu’une version du jeu existe dont on serait le cœur vibrant, le centre doux et chaud autour duquel l’univers entier orbiterait.
La vérité crue : le monde est indifférent à notre existence. Au mieux pouvons-nous espérer ne pas faire trop de mal à la poignée de proches auxquels nous tenons vraiment. Le reste n’est qu’illusion. Que fantasme de conscience égarée, dépassée, débordée par la crise et la pression sociale, prisonnière des algorithmes conçus explicitement pour nous vendre plus de choses dont on n’a ni besoin ni vraiment envie.