Quarante ans. Il s’est toujours dit que ce serait l’âge qui ferait la différence, celui auquel il brillerait enfin, vivrait sa vraie vie. En fait de vraie vie, que ce serait le moment où il cesserait de s’encombrer de tous les filtres et les blocages qui alourdissaient son épanouissement. Il était en route mais pas encore arrivé – logique, on ne franchit pas la ligne avant d’avoir terminé la course. Il s’accrochait. Avait arrangé sa vie pour ne se laisser aucune alternative. Réussir ou mourir. Réussir ou mourir. Putain de mantra. Pas pote avec le bonheur, il préférait souffrir d’arracher sa vie à l’inertie et à la force de gravité que béer devant un confort inerte et paisible de vie moyenne. Il ne courait pas après les prix ni après la richesse mais définissait la grandeur de sa vie à sa capacité à agir avec panache, à oser des choses qui, sur le coup, lui importaient et lui paraissaient insurmontables. Il cherchait à se réaliser, à s’extasier, à nourrir sa curiosité de tout ce que la vie pouvait offrir à son imagination. Quarante ans. L’âge de vivre sa vie, de mettre à profit vingt ans à travailler dans l’ombre et aiguiser ses outils. Tout se déroulait selon son plan. À cette nuance près que la vie vécue était plus terne que la vie imaginée, qu’entre les grands moments éclatants il y avait ces longues plages d’ennui et de morosité. Ça ne faisait pas un bon film : se lever, se laver, se brosser les dents, manger, faire ses courses, classer ses papiers, choper un rhume, avoir la flemme, se coucher, se lever, recommencer. Et au milieu, briller en travaillant avec grâce. Offrir du rêve, offrir des idées, aider le reste de l’humanité à passer le temps à l’intérieur de sa grande cage dorée en préfabriqué recyclé.