À quoi sert un écrivain ? Un romancier ? Un essayiste ? Comment sa voix peut-elle toucher les oreilles qui veulent l’entendre, les cœurs qu’elle peut apaiser ?
À quoi sert ma vie ? Et si nous prenions la question dans le mauvais sens. Et si, plutôt que d’adopter une vision utilitariste de nos activités, nous regardions notre vie comme un état de fait : que nous sommes, ce que nous faisons, c’est nous, c’est le seul sens dont nous avons besoin, et la meilleure utilité que nous puissions trouver à notre existence.
Au milieu du bombardement continu des bonnes intentions, de tous les faux gurus et de tous les vrais maîtres à penser, on en arrive vite à endosser des définitions de la « bonne » vie, de la « bonne » décision, de la « vraie » réussite, qui n’ont plus rien à voir avec la personne que nous sommes.
Personne n’est fait du même cocktail d’ADN, d’éducation et d’émotions, de contexte, de rêves et d’influences pourtant l’on cherche sur quels rails poser le train de notre existence. Cette insistance à nous réunir dans des catégories cherche à nous rendre prévisibles, à nous prémunir des changements soudains et incongrus. Parce que notre sentiment de sécurité est mis à mal par les surprises.
Alors on confond le faire et l’être. Plutôt que de dire « je suis cet individu qui pratique cette activité professionnelle », on dit « je suis cette activité ». Je suis coach. Je suis formateur. Mais je ne suis aucune de ces choses. Ce sont d’infimes portions de mon existence. Qui prennent peu de temps et occupent peu de mon attention. C’est un raccourci, un repère pour les dialogues, un moyen pour les autres de se faire une image de moi.
La lassitude s’est à nouveau emparée de moi. Les activités qui m’animaient jusque là me font soupirer. Je rechigne à endosser le costume, à jouer le rôle qui m’enthousiasmait tant il y a encore un mois. C’est fini. Je suis en désamour. Je veux rompre. Retour sur engagements. Dédite de bail, remboursements, et errance en attendant de trouver le prochain élan.
Lutte contre la voix de la peur qui s’élève : « mais comment tu vas faire ? » Parce qu’à force de couper à travers champ, j’ai moi aussi fini par m’identifier à mon activité. Comment je vais faire ? Je vais bricoler un nouveau métier, inventer de nouvelles façons de créer de la valeur pour moi et les autres. Je vais me remettre à écrire. Écrire davantage. Écrire plus souvent. Et je vais dire « non » quand on me demandera si je fais encore cette chose par laquelle j’avais pris l’habitude de me définir.
Le changement crée cette tension entre le désir de stabilité et l’enthousiasme de la nouveauté. Changer c’est risquer de ne pas se reconnaître. C’est aussi se donner la chance de mieux se connaître. De se voir sous une nouvelle lumière. Le truc réside dans la capacité à maintenir cette ambivalence assez longtemps pour basculer de l’autre côté de la transformation.
C’est plus dur quand les ressources familières disparaissent, parce que nous nous en coupons, parce que nous cessons d’alimenter leur fabrication. Mais dur ne signifie pas qu’il ne faille pas y aller si l’on souhaite changer, si l’appel est sincère et profond. Dur signifie juste qu’il y aura des efforts à fournir, une attention particulière à investir, une énergie particulière à déployer.
J’en suis là. Ce n’est pas la première fois de ma vie que je change de voie. En réalité je n’en change pas, je réoriente mon cap pour investir davantage le métier que j’ai choisi depuis vingt ans. Je coupe les ponts avec les activités rassurantes qui ne sont pas l’écriture. J’investis mon quotidien de mots et d’histoires, et des doutes spécifiques.
Écrire c’est travailler seul, dans l’incertitude qu’un lecteur un jour sera touché par votre travail. C’est risquer l’indigence pour une œuvre mal ajustée à son époque, mal promue, mal proposée. C’est un métier à cheval entre vanité et sens, qui peut s’avérer n’avoir eu aucune valeur, n’avoir rien apporté à quiconque ou qui peut transformer le monde. On n’est jamais sûr de l’importance de ce que l’on fait.
L’appel de l’encre est impérieux. Il est dévotion et sacrifice. On n’écrit pas pour la gloire mais parce qu’il le faut, même si l’on espère la gloire, par goût de la sécurité.
Alors quel est mon métier ? C’est d’être dans le monde, de collectionner les impressions, les scènes, les personnages, les émotions, de les provoquer, de les observer, de les ressentir, de m’y immerger, de vivre le plus pleinement possible tout ce qui fait l’expérience humaine, le plus lumineux comme le plus sombre, le plus grand espoir comme le désespoir le plus profond – souvent dans la même journée. Et d’ensuite le transformer en histoires inventées, en personnages et en dialogues, en situations et en actions. Pour éclairer le monde d’une lueur particulière, celle de mon regard, qui, peut-être, entrera en résonance avec le vôtre.
« En tant qu’artiste, vous êtes les conservateurs du monde ». Le conservateur du musée c’est celui qui organise les œuvres, qui les sélectionne, les organise, ordonne l’espace pour leur donner du coffre et les faire dialoguer. L’artiste sélectionne dans le monde les expériences et les objets qui portent du sens, les agence et leur donne l’opportunité de se répondre, permet à chacun d’être amplifié par sa juxtaposition avec les autres. Il arrache des singularité au brouhaha, à la confusion du monde, et leur permet, en étant isolées du bruit, de baigner dans une nouvelle lumière.
La transformation n’est complète qu’avec le regard du spectateur-lecteur dont la lecture ajoute un relief particulier, qui crée du sens ou déduit une absence de sens. Si l’œuvre n’a pas de sens pour ce lecteur, cela ne signifie pas qu’elle en soit dénuée mais elle devra atteindre (ou attendre) un autre regard pour prendre son plein essor.
Alors mon métier consiste aussi à donner à voir mon travail au plus grand nombre possible de lecteurs, parce que le livre n’est pas autonome et parce que je suis incapable de savoir pour qui j’écris mes livres, et que les lecteurs ne sont pas encore en mesure de savoir que mes livres existent pour eux (et pour cause, ils ne les ont pas rencontrés). Je deviens donc entremetteur entre les histoire dont je suis l’hôte et les lecteurs à qui elles veulent se raconter.
S’il s’avère que les histoires qui me visitent soient chargées d’amour et de sexe, d’aventure et de futurs décadents, ce n’est qu’un accident dénué de sens. Mon travail c’est d’accepter cette réalité et de me mettre à son service sans chercher à savoir ce que j’en pense.