Pauline

Soirée. 40 trentenaires, dans toutes leurs variantes : mariés, en concubinage, PACSés, parents, pas parents, la plupart architectes. Et Marcus, trente deux ans, au milieu, qui s’emmerde. Qui ne se reconnaît pas dans cette assemblée. Qui veut s’entourer d’une autre tribu.
« Les femmes aujourd’hui veulent les privilèges que leurs mères ont gagné et veulent que nous, les hommes, soyions plus disponibles tout en gagnant autant que nos pères. On est foutus »
Son voisin de table met le doigt sur le défi de l’homme moderne : Être un bon mari, un bon père et un travailleur efficace et ambitieux.
Marcus n’arrive pas à apprécier cet instant hors du temps, à l’arrière d’une maison du Cap. Il sourit pour faire bonne figure, il ne connaît pas ces gens. Il est là en tant que +1 de Coralie, sa femme. C’est l’anniversaire de Sombre, une des collègues hyperactives de Coralie.
Pourtant tout est réuni pour une soirée mémorable : guirlandes d’ampoules, tables en extérieur, température idéale.
Il se sent déconnecté, mal aligné, malheureux.
Des gens dorment dans des tentes. Il y a de l’alcool et de la weed.
« Tout ça était bon il y a dix ans, pense-t-il, mais je ne m’y reconnais pas aujourd’hui. Le temps de la fête est derrière moi, j’ai perdu trop de temps à ne rien construire. Je ne veux plus perdre de temps »
Il pense à son grand-père en train de mourir d’un cancer, à petit feu.
« Se peut-il que mon malheur vienne de là, de cette proximité avec la mort ?
Ou est-ce que j’aspire à plus, à autre chose, qui ne vient pas ? »
Marcus a la sensation de se heurter à un mur de verre. Il peine à atteindre les objectifs qu’il s’est fixés. Il lutte contre lui-même, contre son énergie qui s’épuise trop vite, contre son inexpérience qui l’empêche de convertir l’intégralité de ses essais, contre son impatience qui lui fait trop souvent préférer le court terme à la construction.
Ce soir, il a peur de stagner. Il voit ceux qui l’entourent et il projette sur eux sa peur de la faiblesse, de la médiocrité. Il repense à ce type de six ans son aîné, qui vit comme un adolescent, avec qui il a passé un après-midi récemment. Il ne veut pas s’entourer de ces gens. Il veut intégrer des cercles plus restreints, plus élitistes.
Il regarde les gens et l’inégalité naturelle lui saute aux yeux. Les femmes laides à côté des jolies, les hommes dégarnis et bedonnant à côté des hommes aux traits fins, à la chevelure abondante.
Il les imagine dans leur salle de bain, seuls, le matin, contemplant la défaillance de leur corps.
Il sait qu’il est le méchant de l’histoire. L’égoïste qui fait passer son ambition avant les relations humaines. Il en souffre un peu mais c’est une souffrance qu’il accueille volontiers. Elle est le prix à payer pour le destin auquel il se consacre.
Marcus sait qu’il pourrait être heureux. Le bouddha a montré le chemin. S’il abandonnait son ambition, s’il acceptait la lenteur du chemin, il serait serein. Mais il ne veut pas. La frustration est son moteur. Son insatisfaction le pousse à se lever le matin, à se coucher tard, à travailler le dimanche matin après cette soirée, quand tout le monde ne pense qu’à se laisser chauffer au soleil.

#

Pauline rêve d’enfants. Blonde, les yeux pétillants. Elle est irrémédiablement attirée par le ventre des femmes enceintes et par les bébés. Elle n’ose pas s’approcher. Elle observe de loin.
Mais Pauline est seule.
Pauline travaille. Elle cherche encore son homme idéal.
Pauline est architecte et comme tous les architectes elle se noie dans les horaires impossibles. Elle n’a pas le temps pour des activités qui lui permettraient de rencontrer quelqu’un.
Sa dernière histoire remonte à un an. Elle adore le lapin que lui ont offert ses copines pour son dernier anniversaire mais il ne lui fera jamais d’enfant.
Les soirées auxquelles elle est invitée sont remplies d’hommes en couple. Elle court tous les matins pendant une heure et passe trois heures par semaine en salle de sport parce qu’une femme moderne doit prendre soin de son corps.
C’est une battante. Elle ne s’en laisse pas compter.
Mais le soir, elle est seule.

#

A cette soirée à l’arrière d’une maison du cap, Marcus et Pauline discutent. Il y a la femme de Marcus pas loin, son fils qui s’endort sur ses genoux, mais pour un instant il oublie peut-être un peu le travail et Pauline oublie peut-être un peu sa solitude.
– Je vais me coucher, vient dire Coralie.
– Je reste un peu dehors, lui répond Marcus.
Elle lui envoie ce regard qu’il ne supporte plus, celui qui le fouette et dit, sans que les mots aient besoin d’être prononcés, « Tu es mon mari, tu devrais te coucher en même temps que moi ». Il y a de la volonté de contrôle dans ce regard, mais aussi de la lassitude et une forme de tristesse à cause de toutes ces heures qu’il passe déjà loin d’elle – peut-être par besoin de préservation.
Elle souhaite une bonne nuit à Pauline et, portant leur fils dans les bras, se dirige vers la chambre que Sombre leur a réservée dans la maison de sa grand-mère.
Le volume des conversations a baissé sous les pins. Les fonds de bouteilles finissent dans les verres. Armand qui, derrière sa timidité, aime bien Marcus et aimerait devenir son ami, lui demande:
« Tu travailles sur quoi, en ce moment ?
– Je cherche des fonds pour monter une équipe de développeurs pour un projet d’application destinée aux seniors qui ont besoin d’un suivi médical régulier. Et toi ? »
Il ne voulait pas relancer la conversation. Entouré d’architectes, parler de programmation et de vieux malades lui semblait un bon moyen de clore le moment. Alors il pourrait se réintéresser à Pauline et à son parfum ambré. Mais Armand est d’humeur bavarde.
– On vient de gagner un appel d’offre pour une chantier d’école primaire au Haillan.
Pauline est assise en face de Marcus, elle lui envoie parfois des regards en coin. Il s’enfonce dans sa chaise de jardin en plastique, sirote une gorgée de son verre, et fait semblant de s’intéresser au débat que lance Manu, provocateur et aigri.
– C’est le problème avec l’architecture, tu vois. On est tous dépendants des appels d’offre, le système nous ruine.
Manu vient de se lancer à son compte et découvre que la réalité n’est pas aussi rose qu’il la rêvait. Plutôt que de se prendre en main et de changer ses stratégies, il pointe le système du doigt. Armand hausse les épaules. Les lumières de la guirlande lumineuse lui donnent un air fatigué.
Fanny reste silencieuse. Elle porte sur le visage la déception de son récent licenciement. « Elle ne fait aucune heure sup » s’était offusquée Coralie, « en plus ce n’est pas une bonne archi ».
Marcus a l’avantage de la distance. Il n’est pas de leur monde, il ne partage leurs enjeux que par procuration. En fait, il se fout de la conversation mais ils ne sont plus assez nombreux sur la terrasse pour qu’il puisse se lever sans paraître impoli. Un instant, il est tenté de le faire quand même. Les transats ouverts au bout du jardin offrent une pénombre bienvenue, un espace parfait pour échanger quelques mots plus intimes.
Pauline bâille.
– Il n’y a plus de vin, remarque Marcus en renversant une bouteille vide au-dessus de son verre.
– Il en reste dans la cuisine, l’informe Pauline.
Il se lève en demandant « où ça ? »
Elle se lève en répondant « Je vais te montrer ».
Anne leur jette un regard désapprobateur mais elle est surtout inquiète de l’image que donne Manu. « Tu as trop bu, arrête », lui reproche-t-elle.
La cuisine est étroite et encombrée. Pauline ouvre un placard: « Je crois que c’est là ». Marcus doit se coller à elle pour l’aider à chercher. Leurs corps pressés l’un contre l’autre, ils restent plus longtemps que nécessaire devant les étagères chargées de bouteilles d’eau et de jus de fruit pour le lendemain.
– Je n’en vois pas, constate Marcus.
Pauline referme le placard et s’y adosse, mains collées contre le bois de la porte.
– Je croyais qu’il était là, se justifie-t-elle.
Son regard reflète un rayon de lune. Marcus pense à Coralie, à son regard rempli de reproches. Il tend la main. Sur le plan de travail, il y a une bouteille.
– Trouvée, fait-il.
Les épaules de Pauline s’affaissent à peine. En sortant de la cuisine, leurs peaux s’effleurent. Marcus se penche par-dessus la balustrade du balconnet qui fait le tour de la maison.
– T’as vu cette lune ?
Les sons de la conversation leur parviennent depuis le jardin, à leur gauche. S’ils voulaient, ils pourraient s’installer sur les marches, juste là, et regarder la lune.
– Vous avez trouvé ?
Anne, qui veille sur tout le monde, est venue les chercher. Marcus lève la bouteille et ajoute:
– T’as vu cette lune, Anne ?
Elle se penche avec eux par-dessus la balustrade. Pendant un instant ses traits semblent s’attendrir. Le moment est fugace.
– Bon, vous venez avec le vin ? Ils ont soif là-bas.
Marcus retient un soupir. Pauline s’attarde. Quel choix ont-ils ? Marcus s’arrache à la balustrade et frôle Pauline en suivant Anne.
Un grand « ah » l’accueille lorsqu’il dépose la bouteille sur la table et s’empare du tire-bouchon en disant avec le sourire:
– Elle était bien cachée mais on a fini par la trouver.