Enquêtes de satisfaction

Après avoir ouvert 4 formulaires de satisfaction aujourd’hui, je me suis dit que notre époque avait vraiment un problème.

Je me suis demandé combien de temps nous allions passer dans nos vies à remplir des questionnaires clientèle. À coups de 5 minutes par ci, 10 minutes par là, combien d’heures cela représentera-t-il ? de jours ?

Bientôt il faudra plus de temps pour répondre à l’enquête de satisfaction que pour faire un achat. Enfin, je dis bientôt… je suis sûr que c’est déjà le cas pour certaines expériences.

Et pourquoi au juste ? Pour « nous aider à mieux vous servir », c’est un code pour dire « nous aider à vous vendre plus de trucs ». À force de vouloir créer des expériences toujours plus lissées, toujours plus confortables pour le consommateur, on l’anesthésie. Il entre dans le magasin, on lui sert un thé chaud, on le masse, et on scanne sa carte bleue — sans contact pour éviter les frictions : voir le montant de son achat et taper son code, c’est avoir l’opportunité d’ancrer dans sa conscience l’action, l’achat. C’est avoir une dernière occasion de dire « vous savez quoi ? En fait, j’ai changé d’avis ».

Il y a quelques années j’ai imaginé un univers dans lequel tout serait soumis à des questionnaires de ce type, y compris nos relations sociales. Mais Dark Mirror m’avait précédé. Je ne le savais pas. J’ai passé des jours à travailler ce texte, je l’ai envoyé à un concours et sur le quai de la gare mon père m’a dit : « C’est un épisode de Black Mirror, ça ». Je suis tombé des nues. Ma super idée ! Bonne pour la poubelle.

Ça arrive tout le temps, ce n’est pas un problème.

Et puis ce n’est pas le sujet. En bon contrarien que je suis, j’ai décidé de faire l’inverse dans mon business, et de créer des points de friction. De redonner du pouvoir au consommateur. De créer de l’inconfort pour forcer une décision consciente et délibérée de la part de l’acheteur. Je trouve ça plus respectueux. Trop de fluidité embrume.

J’ai dû racheter des lunettes récemment après avoir marché sur celles que je portais depuis quatre ans. Je me suis retrouvé au milieu de chez l’opticien avec quinze paires dans les mains, à devoir prendre une décision sur le type de lunettes que je voulais. On ne m’a pas proposé de thé ni d’analyse laser de mon visage pour me dire quelle forme ou quelle couleur seraient les meilleures. Une imprimante 3D n’a pas imprimé les lunettes sur le champ pour m’éviter d’attendre. Au lieu de ça, j’ai dû attendre 10 jours qu’elles soient prêtes, et continuer à porter mes lunettes monobranche en attendant.

J’ai passé un très bon moment. Pas nécessairement confortable (jongler avec 15 paires n’est pas hyper évident) mais très sympa. Et j’ai non seulement dû taper le code de ma carte bleue, il a aussi fallu que je signe des papiers. C’était chouette.

Évidemment, après, j’ai reçu un questionnaire de satisfaction par mail. Je l’ai jeté à la poubelle.

Notre recherche collective de confort va trop loin. On n’accepte plus que la réalité soit hostile, on n’accepte plus les tensions ou les points de friction. Il faudrait se débarrasser des émotions « négatives », lisser, huiler, lubrifier l’intégralité des relations sociales. C’est un excellent moyen de nous endormir et de nous faire oublier que la vie est d’abord une lutte — pour ses idées, ses idéaux, ses valeurs, ses ambitions, ses choix, même lorsqu’ils sont atypiques.

Alors non, je ne cherche pas à être davantage satisfait lorsque je consomme, parce que j’ai besoin de me rappeler que consommer n’est pas un acte anodin. C’est un moment de décision qui a un impact immédiat sur ma vie (ce que j’achète, ce que je paie) et un impact direct sur le monde (ceux, humains, animaux ou végétaux, qui vendent, fabriquent, acheminent, produisent les matières premières…) et ça, je ne veux pas l’oublier.