Tracer sa route

Nombreux sont ceux que les chemins balisés aux pavés bien alignés rassurent. Je les ai en horreur. Je préfère la sente qui s’échappe entre les arbres, dont on ne sait dire si c’est une trace laissée par un animal ou le dessin esquissé par une coulée d’eau ou une simple illusion d’optique. Il se dégage une certaine forme de passivité chez les arpenteurs de routes préétablies. Tant que la route n’existe pas, ils n’osent pas se lancer. La peur les paralyse. Peur de se perdre ou de finir bloqué par une falaise, obligé de faire demi-tour.

Pour les traceurs de chemins inédits, l’idée de se perdre euphorise. La falaise invite à l’escalade. L’excitation de découvrir des territoires vierges, d’espaces inédits, l’emporte sur les risques. Ce n’est pas pour défier la mort, pas pour la gloire de la découverte, c’est pour la joie de suivre sa propre route, y compris lorsqu’elle s’enfonce dans les fourrés griffus et qu’ils prélèvent leur taxe sanglante.

Loin des clichés véhiculés par les dictons vides de sens, je vais plus loin et plus vite seul qu’accompagné. Mon attention moins distraite par les bavardages des compagnons de route, moins ralenti par leurs besoins de faire des pauses ou du tourisme, me voilà libre de fondre sur mon cap. La fatigue et l’épuisement viennent des autres, toujours. De leurs priorités qui se heurtent aux miennes.

J’apprends.

Que le silence parfois pesant de la forêt est un maigre prix à payer pour ouvrir la route à ceux qui suivront. Qu’il ne s’agit pas de s’enorgueillir d’être devant. Qu’être éclaireur signifie aussi être à l’écart, en marge. Que cela veut dire que la majorité des conseils de « bon sens » ne s’appliquent pas à vous (le « bon sens », c’est celui qui a été entériné par la tradition, c’est-à-dire qu’une masse suffisante a suivi cette voie pour arriver à destination, ce qui est l’opposé de notre démarche).

À m’éclairer à la faible lueur d’une torche fatiguée laissée là par l’un de mes rares prédécesseurs. Ils sont durs à trouver les témoignages des autres éclaireurs. Ils ne bénéficient pas de l’éclat médiatique des chantres de la voie établie. Leurs journaux se passent de la main à la main, entre voyageurs. La rencontre de hasard, la bonne fortune et ses revers, tout cela fait office de compagnie pendant le voyage, d’indice de route à emprunter, de chemin tracé de cailloux blancs brillants sous la lumière de la lune.

On se reconnaît entre nous. À notre humilité face à l’existence. Au frisson qui nous traverse quand le vent se lève. À notre volonté sans faille de plonger dans le vide, les bras ouverts à la rencontre du moment où l’air nous soulèvera, où nos ailes se déploieront. Comprendra qui peut.

Photo de Andy Mai sur Unsplash