Comment savoir ce que l’on veut si l’on ne prend pas le risque de se tromper ? Comment avancer vers une vie plus épanouie si l’on résiste à l’idée d’avoir pris une voie de traverse ? Si l’on s’empêche de rétablir le cap, souvent de peur de se tromper à nouveau ?
« Échouer ». Un terme qui provoque l’indignation, qui terrorise et pétrifie. L’échec serait une déclaration d’inaptitude à l’existence. Comme si notre valeur dépendait davantage de nos succès que de notre aptitude à essayer, à explorer, à innover, à se jeter à bras le corps dans l’existence.
Mais vivre ça n’est pas répéter sans cesse ce qui fonctionne, c’est plonger dans l’inconnu pour découvrir ce qu’il y a à y apprendre sur soi, sur sa propre capacité de réinvention, sur l’infinie richesse de ce monde qui ne se limite pas à la petite bulle confortable que nous avons réussi à solidifier autour de nous. La valeur d’une vie se mesure moins à ce qu’elle a bâti qu’à ce qu’elle a osé.
C’est pourquoi j’encourage mes clients à échouer vite, fort et souvent. Parce que c’est à la mesure de nos échecs que nous pouvons décider de nos actions et prendre des décisions signifiantes. Et parce que c’est en osant échouer – avec brutalité parfois – que nous pouvons décider d’agir avec audace. Quand l’échec ou la réussite ne sont plus la finalité de l’action, alors seulement pouvons-nous vraiment être.
La difficulté avec l’échec (défini ici comme le fait de ne pas atteindre les buts que l’on avait fixé à ses actions) c’est la charge émotionnelle qu’il porte. Fournir des efforts et ne pas en tirer de bénéfice, investir du temps et de l’énergie dans une activité, un projet, un rêve et ne pas en voir le bout – ou pas comme on l’aurait voulu – nourrit la frustration, la colère, une part de tristesse, un sentiment d’impuissance face à un résultat avéré (peut importe ce que l’on aurait pu faire, on ne peut rien faire ici, tout de suite). Ces émotions nous font sentir confus, mal à l’aise, pas aligné dans notre corps. Elles portent les marques du désespoir (la perte de l’espoir, l’espérance défaite) et invitent au désinvestissement : si je ne suis plus en mesure d’espérer (d’attendre avec confiance la réalisation dans l’avenir de quelque chose de favorable) alors à quoi bon continuer à investir ma vie, à quoi bon persister à m’engager dans mon existence ?
L’échec fait peur parce que l’on doute de pouvoir s’en remettre. Il exige un travail de deuil parfois, de redéfinition de soi et de ses représentations du monde toujours. Et l’issue de ce travail est incertaine. L’échec nous rappelle à notre condition d’accident cosmique, de poussière égarée quelque part dans un univers vaste et indifférent constitué à 95% d’énergie et de matière dont la nature nous échappe. L’échec nous rappelle que nous ne sommes rien et que nous ne savons rien sur les forces à l’œuvre dans l’être, et c’est un rappel que nous préférons fuir.
Mais l’échec est surtout la conséquence de l’action, qui nous rappelle notre aptitude au vouloir et à la décision, qui nous remet au contact de ce qui fait de nous des êtres singuliers : notre capacité à faire. Être vivant c’est interagir avec le monde. Pas pour l’illusoire perspective de laisser une trace mais pour honorer l’improbable concours de circonstances qui nous a fait advenir, la croisée des chemins cosmiques qui a mis un gamète mâle en contact avec un gamète femelle dans une matrice fertile, qui a initié le mélange spécifique des ADN d’un homme et d’une femme, nous a inscrit dans une lignée génétique, dans un contexte historique et a abouti à notre présence dans le monde, nous, l’anomalie singulière, l’unique exemplaire de notre modèle, la conjoncture définissante. Agir c’est honorer l’être.
De là découle que le résultat de l’action importe moins que l’acte de volonté lui-même qu’où elle découle. Agir c’est vouloir. Vouloir c’est exprimer son unicité. [À condition de vouloir à partir de soi. La difficulté de l’existence naît lorsque l’action est influencée par des volontés extérieures. Ce n’est pas moi qui désire, c’est la pression sociale, le marketing, mon acculturation, ma peur de mes émotions. C’est là, dans cette aliénation de la volonté que se niche la racine du mal-être. Quand je ne sais plus qui décide de mon action (est-ce moi ou un autre ?) je me sens détaché de moi, en dissonance, en décalage, et je ne tire plus de sens de ma vie.]
Être c’est agir. Et s’ouvrir à l’abondance, à l’infinité du champ des possibles, à cette vérité essentielle qu’il n’existe d’autres règles que celles que je décide de suivre, qu’il n’est d’autres impossibles que ceux que je m’impose (exclusion faite des règles élémentaires de physique, de mécanique, bref celles qui organisent la matière et l’esprit). De là découle un constat éthique : se concentrer sur le résultat de l’action, c’est passer à côté du but même de l’action.
Agir par panache, pour la beauté du geste et ce qu’il ouvre comme fenêtre sur moi, sur la connaissance de ce qui m’anime, de mes aspirations réelles (une connaissance valable en cet instant, et en aucun cas définitive), de mon rapport au monde, c’est s’imposer une éthique de la curiosité. « Que se passe-t-il si… ? » peut alors remplacer « Il faut que je… », la vie bien vécue est moins l’affaire des choses faites que de faire des choses.
Ne pas atteindre ses objectifs est frustrant si l’on regarde ce résultat comme une finalité. C’est accessoire si l’on regarde ce que le cours d’actions mis en œuvre pour poursuivre ces objectifs a offert d’expérience, d’expérimentation, d’audace, de mise en risque de soi, d’ouverture au monde, de rencontre avec celui-ci, de souvenirs, d’endurance, d’efforts, d’innovation dans notre manière de nous présenter à la vie, d’investissement, d’engagement de soi, d’alignement à soi. Ou l’équivalent en négatif. Si je constate un désinvestissement, une absence d’engagement, je peux me questionner sur le caractère judicieux de mon choix d’objectif et de stratégie d’action.
Dans une culture de la productivité, l’observation de l’action est négligée au profit de la mesure. On se soucie moins de faire bien que de bien faire, le résultat prime sur tout, même sur l’implication. L’action peut être bâclée, c’est sans importance tant que le résultat est satisfaisant. [On objectera avec idéalisme qu’il n’existe pas de bon résultat sans une action attentive, or il n’existe pas de corrélation avérée entre l’investissement de l’acteur et le résultat de son action.] L’excessive attention portée au résultat focalise la valeur du sujet sur des éléments qui échappent à son contrôle, néglige de reconnaître l’effort fourni, l’engagement de soi consenti dans l’action. On aboutit à des humains jetables, desquels les systèmes productivistes lissent les aspérités. Respecter le cahier des charges, respecter les opérations mécaniques dont l’enchaînement aboutit à un résultat stable (encore ce souci de constance) devient le mot d’ordre. L’esprit d’initiative, la volonté propre au sujet, sa capacité de créer, d’inventer, d’imaginer d’autres possibles est interdite et sanctionnée. L’action de l’individu est réduite à sa dimension mécaniste parce que le résultat est roi, le résultat seul compte, l’effort fourni doit être justifié par l’atteinte de l’objectif qu’il s’est fixé.
Le fantasme de la stabilité, de la prévisibilité, de la constance des résultats parle de notre impuissance face aux lois cosmiques qui mettent et maintiennent les planètes en mouvement, et aboutissent à la naissance, sur une planète isolée dans une galaxie apparemment comme les autres, d’une vie fragile. Pourquoi ici ? Pourquoi nous ? Pourquoi est-ce si court ? Comment supporte-t-on l’insupportable réalité de notre avènement accidentel, de notre mortalité à la fois certaine et imprévisible (quand, où, comment ?) ? Il aurait suffi d’un détail insignifiant pour que nous ne naissions pas. Il suffira d’un détail insignifiant pour que nous mourions. Comment accepter que notre existence, si importante à nos yeux, le soit si peu à l’échelle universelle et historique ?
En concentrant notre attention sur la trivialité du résultat, en abrutissant notre volonté grâce à la systématisation du quotidien, à la mécanisation du faire, nous échappons à l’angoisse existentielle, ce n’est pas nouveau. L’éthique que je privilégie, l’éthique qui commence par l’indifférence à l’échec, nous confronte à la fugacité de notre existence. Faire devient un outil de réalisation de soi, pas parce que l’action nous permet de réaliser quelque chose mais parce qu’agir c’est inscrire notre volonté dans la matière, c’est habiter l’être plutôt que de le fuir, c’est chercher à endosser la responsabilité qui nous incombe dès notre conception : incarner radicalement notre singularité.
Réinvestir l’action c’est aussi réinvestir le sens de son existence. Agir pour incarner sa singularité, agir pour découvrir ce qui est véritablement moi en moi, pour faire exister mon unicité dans le monde, c’est trouver du sens à ma vie. Plutôt que d’emprunter un sens à ma culture, à mon groupe social ou à une croyance institutionnalisée, je le crée à partir de cette équation génétique et historique dont je suis le résultat. J’invente la vie qui me ressemble, celle qui me fait sentir aligné avec moi-même, celle qui me permet d’exprimer mes aspirations existentielles les plus profondes.
Il n’en découle pas une vie plus facile, faite d’émotions plus positives. Mes actions – puisqu’elles sont ma seule interface entre mon être pur et le monde – se suffisent à elles-mêmes, ce qui ne signifie pas qu’elles sont sans conséquences, y compris le résultat qui peut être congruent ou non avec mon intention initiale. Et mes réactions émotionnelles face à ces conséquences sont parfois désagréables, d’autant plus source de confusion que j’invente ma vie à mesure que je la vis, que j’en découvre les détails à mesure que j’en fais l’expérience.
Il en résulte des périodes parfois longues d’incertitude existentielle, de confusion, de doute, qui sont la nécessaire répercussion du fait d’agir avec audace, dans un souci d’expérimentation et de curiosité, en accord avec la nature changeante et insondable du monde.
Oui, parce que l’action n’est pas déterminée dans le vide. Elle est guidée par mon inscription dans une réalité extérieure à moi. C’est parce que je suis situé que j’existe – je renvoie à Contact, de Matthew B. CRAWFORD pour une construction du concept de moi situé. Et c’est parce que je suis à l’écoute du monde que je peux concevoir une action signifiante. Les opportunités d’action me sont offertes par mes circonstances et multipliées par ma volonté à explorer, à rester ouvert aux possibles, à dire « Oui » à l’inconnu et au nouveau, à m’intéresser à ce qui m’entoure sans le juger pour mieux, ensuite, prendre position et décider de la manière dont je veux contribuer au monde, comment je veux y participer.
L’échec et la réussite, s’ils ne sont pas une fin en soi, servent d’indicateurs pour jauger mon action. Chaque résultat est une occasion de reprendre position : mon action a porté des fruits, comment puis-je m’en servir pour orienter la prochaine expression de ma volonté ? Qu’ai-je appris, tout au long de mon action, de qui je suis, de la place que je veux occuper dans le monde, de mes aspirations ? Si j’éprouve le désir de poursuivre mon action, le ferai-je de la même manière, en sachant que le résultat restera dissonant par rapport à mon objectif ? Changerai-je l’objectif ? Ma manière d’agir ? Si nous ressentons du plaisir à remplir nos objectifs c’est que cette réussite nous donne, à l’opposé de l’échec, un sentiment de puissance : oui notre action est pertinente parce qu’elle repousse l’infinie indifférence de l’univers, elle met à distance la futilité de notre existence, elle nous donne un instant l’espoir que nous avons prise sur le monde, que nous avons une raison d’être.
C’est là le seul but d’agir : sentir que nous ne sommes pas là pour rien, sentir que nous prenons la main sur l’accident originel. Sentir que notre existence n’est pas vaine, que même si elle l’est nécessairement à l’échelle de l’infini, elle laisse une marque à son échelle, si microscopique fut-elle, comme un tag maladroit gravé sur une pierre : « I wuz here ».
Repenser l’action au-delà de ses résultats, en termes d’opportunités d’apprentissage sur soi et de rencontre avec le monde, la vouloir comme une manière d’y inscrire notre volonté, de causer des ricochets sur notre environnement plutôt que de cajoler notre ego et notre confort, c’est le début d’une pensée du faire comme fin en soi. Si j’agis c’est pour être, pas pour avoir. Alors le sens peut se faire jour. Alors je peux reprendre ma juste place de sujet incarné, de « moi situé », et à la fois recevoir le monde avec humilité et m’inscrire en lui avec audace.