Vivre et écrire le sensible

Mon travail en résidence à la Corderie Royale de Rochefort porte sur cette double question : comment se rend-on disponible à l’expérience sensible (je perçois, je reçois, je ressens, je pense) et qu’en restitue-t-on qui ne soit pas une simple description ni un simple commentaire ?

Je suis venu sans autre projet que celui-là. Venir à la rencontre de ce qui m’attendait ici : l’exposition, les visiteurs. Sur place se sont ajoutés l’estuaire et les discussions avec d’autres artistes qui ont travaillé avec le fleuve.

Ce qui m’intéresse dans l’écriture du sensible, c’est la singularité du regard qui se révèle dans l’exercice. Samedi, j’animais un atelier pendant lequel 13 auteurs sont passés par une version condensée et accélérée de ce que j’expérimente ici pendant quatre semaines. Tous ont vécu la même expérience : l’expo Charente Atlantique de Nicolas Floc’h, tous ont produit de la matière à partir de cette expérience. Et tous ont travaillé cette matière pour la transformer en texte. Dans ce court laps de temps déjà, treize regards uniques, chargés d’une histoire personnelle et d’un rapport aux sens et au monde qui lui est propre.

À travers l’expression de mon expérience, je vise à promouvoir la lenteur et l’écoute fine, l’attention portée aux nuances et aux détails qui, dans le survol de nos sensations, peuvent nous échapper. Il est facile de traverser une exposition (ou n’importe quelle expérience), de la catégoriser en « j’aime/j’aime pas », de peut-être ajouter une dimension en plus comme la surprise que l’on a pu ressentir ou une chose que l’on a pu apprendre, et de passer à la tâche suivante dans notre journée. Interroger notre expérience, être à l’écoute des associations qu’elle fait naître, des liens qui surgissent malgré nous à son contact – avec notre imaginaire, notre histoire, nos valeurs, notre culture, par exemple – donne de la densité.

Plus qu’une chose que l’on a faite pour passer le temps, l’événement devient une expérience à part entière, gravée dans la mémoire parce qu’elle est désormais reliée à un vécu intime auquel nous sommes attaché.

Écrire le sensible, c’est pousser le curseur un cran plus loin. Non seulement je ressens avec plus de conscience, parce que j’en fais l’effort, mais en plus je fais texte à partir de l’expérience et de la trace qu’elle m’a laissé. Je la transforme en autre chose. Je lui donne une forme que j’ai choisie pour la trace qu’elle laisse. J’imagine une fiction, je façonne un texte poétique ou je construis une réflexion à partir des thèmes que m’a évoqués l’expérience.

Tout à coup, ce n’est plus seulement quelque chose que j’ai vécu, plus seulement une série de ressentis, ça devient une histoire que je peux raconter, pas un commentaire ou un récit brut de l’événement objectif. Une histoire, c’est une attention donnée au vécu mêlée à une intention de partage. Ainsi, la boucle se boucle, l’expérience sensible initiale a permis la création d’une nouvelle expérience susceptible d’inspirer à son tour et d’essaimer.